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 Derek Lee, député
 
 
 
L'adhésion actuelle de notre chambre des communes et de toutes les autres
 assemblées parlementaires canadiennes à l'ensemble des principes juridiques
 qu'on appelle « privilège » n'est ni un usage ni un hasard. Le privilège
 forme un élément essentiel de notre démocratie parlementaire. 
 
D'aucuns pourraient aussi affirmer que, comme ces principes sont ancrés
 dans les fondations mêmes de notre gouvernement moderne complexe, seuls
 les spécialistes les voient en application ou doivent travailler avec eux.
 
 
Quoi qu'il en soit, le privilège est bel et bien présent, puisqu'un parlement
 comme le nôtre ne pourrait fonctionner sans lui. On pourrait dire qu'il
 revêt autant d'importance pour le Parlement que les dix commandements pour
 les religions judéo-chrétiennes. Contrairement aux dix commandements, le
 privilège parlementaire n'a toutefois jamais été consigné par écrit. Si
 l'absence d'une codification complète de ces principes juridiques a permis
 une certaine flexibilité et une adaptation au fil des ans, elle a aussi
 été la source de nouvelles difficultés, comme le manque de compréhension
 de ces principes (sans doute l'aspect le moins inquiétant), leur méconnaissance
 de la part de la population, l'existence de conflits avec d'autres lois
 et d'autres institutions. Il reste que le plus préoccupant, pour une institution
 politique dans une démocratie, réside dans le peu de sensibilisation de
 l'ensemble des citoyens et l'incertitude quant au degré d'appui de ceux-ci. 
 
Afin d'explorer davantage l'état actuel du privilège, qui repose principalement
 sur des principes de nécessité institutionnelle et de liberté d'expression,
 j'aimerais m'attarder sur trois aspects en particulier : 
La méconnaissance ou l'incompréhension du privilège, pas seulement de la
 part du public et des avocats, mais aussi des législateurs eux-mêmes. 
Le terme « privilège » en soi n'est pas bien perçu de nos jours et suggère
 malencontreusement une sorte d'élitisme et de statut spécial pour les élus. 
La nécessité d'une codification. 
 
L'application du droits et des privilèges parlementaires peut sembler simple
 pour les présidents, les greffiers et une poignée de parlementaires, mais
 elle souffre clairement de l'incompréhension de la population en général.
 Le public, les juristes et les tribunaux ont une compréhension vraiment
 très sommaire du privilège parlementaire et de son application. Le privilège
 parlementaire est à peu près aussi connu et compris dans l'ensemble du
 pays que le droit canon. L'avocat moyen en sait probablement plus sur la
 météorologie. 
 
À ma connaissance, aucune école de droit au Canada n'enseigne le droit
 parlementaire. Si jamais il en existe un, le seul fait que je ne sois pas
 au courant est assez éloquent. Il y a sûrement au pays une école de droit
 capable de s'attaquer à un projet de modernisation, de codification ou
 de réforme du privilège parlementaire, qui pourrait être très utile aux
 assemblées législatives de tout le Canada. 
 
J'ai moi-même étudié le droit en Ontario en 1970 et pratiqué pendant presque
 15 ans avant d'être élu à la Chambre des communes, et je n'avais jamais
 entendu parlé du privilège parlementaire avant d'être député. Il en est
 probablement de même pour la plupart de nos collègues députés et homologues
 provinciaux. Nous nous retrouvons donc, comme au début de la Confédération,
 avec des parlementaires néophytes qui ne savent presque rien de ces principes
 juridiques particuliers. 
 
Ainsi, un juge peut passer la moitié de sa carrière sans savoir que ce
 privilège existe et en apprendre soudainement l'existence, parfois par
 l'entremise d'un avocat, qui en a lui-même pris connaissance deux jours
 auparavant dans un mémoire préparé par un étudiant en droit quatre jours
 plus tôt. Cette méconnaissance générale du privilège parlementaire suppose
 aussi qu'il n'y a pas de masse critique de citoyens qui l'acceptent et
 l'appuient. Le privilège est de nature constitutionnelle et ne peut être
 modifié pour un oui ou pour un non, mais il est possible de changer une
 constitution si tel est le vu de la population. 
 
Lorsqu'il y a conflit ou contradiction entre des lois, la méconnaissance
 d'une loi, ainsi que le manque d'appui général à son égard, risquent d'engendrer
 des situations difficiles dans n'importe quel des tribunaux. Nous devrions
 avoir pour but d'anticiper les conflits possibles et de veiller à clarifier
 le tout et à faciliter la prise de bonnes décisions juridiques dans le
 respect de la place et du rôle des assemblées législatives. 
 
À mon avis, l'expression « privilège parlementaire » induit elle-même le
 public en erreur. D'une part, le mot « privilège » n'a plus la même signification
 qu'il y a quelques siècles et ne désigne plus, pour les profanes, un ensemble
 de principes juridiques, mais plutôt un ensemble d'arrangements spéciaux
 destinés à l'élite. L'ironie, c'est que, à l'origine, le privilège constituait
 un ensemble de mesures visant à protéger les députés des Communes contre
 l'élite de l'époque. 
 
D'autre part, les racines du privilège remontent aux débuts du gouvernement
 parlementaire. Il s'agit d'un concept ancien; la reconnaissance de la liberté
 d'expression aux parlementaires a été codifiée dans la Déclaration des
 droits du Royaume-Uni, en 1689. En fait, certains concepts remontent même
 à la Magna Carta de 1215. Cependant, dans la plupart de nos assemblées
 législatives, il n'en existe aucune codification en langue courante. 
 
Les obstacles à la compréhension du public sont donc bien réels. Même un
 simple éditorial sur le sujet utilisant ce genre de langage risque d'endormir
 ou de mettre le lecteur en colère. 
 
Il serait peut-être préférable de parler de droit parlementaire plutôt
 que de privilège. Les principes régissant la liberté d'expression parlementaire
 pourraient être scindés en éléments plus simples dont les désignations
 feraient plutôt référence à des notions comme la confidentialité, l'immunité,
 la contraignabilité, l'assignation à comparaître, etc. 
 
L'un des aspects les plus bizarres du privilège parlementaire de nos jours,
 ici et peut-être dans d'autres pays, est que même ceux qui l'appliquent
 semblent avoir pris l'habitude de le décrire en se reportant aux propos
 non pas de parlementaires, mais de juges, et ce, même si, depuis toujours,
 les parlements ont toujours empêché les tribunaux de s'ingérer dans le
 privilège parlementaire. 
 
Il faut donc parfois se reporter aux jugements plutôt qu'aux décisions
 des présidents d'assemblée pour trouver des exemples d'application moderne
 de ces principes juridiques. Honte aux parlementaires, qui n'auraient jamais
 dû permettre que l'interprétation de cet ensemble de principes juridiques
 soit cédée aux juges et aux tribunaux! C'est là que réside, à mon avis,
 toute l'utilité d'un droit parlementaire, mais cette option n'est pas sans
 danger. Le seul moyen de s'en sortir serait de tenter une codification
 moderne. 
 
D'autres démocraties parlementaires ont pris des mesures pour moderniser
 les règles régissant le privilège. L'Australie a décidé de légiférer en
 créant la Parlementary Privilege Act, en 1987. Selon moi, il n'est ni nécessaire
 ni souhaitable d'adopter une loi. Au Royaume-Uni, on a plutôt tenté de
 moderniser le privilège en vue de le codifier, comme en témoigne le premier
 rapport du Comité mixte du privilège parlementaire publié en 1999. Nous
 pourrions faire de même ici, au Canada, mais le projet serait de taille. 
 
Je propose que nous entamions la codification du privilège parlementaire
 (de préférence, en utilisant une autre désignation). Ce projet pourrait
 être profitable à toutes les assemblées législatives du Canada et permettrait
 au public, aux médias et aux députés eux-mêmes d'acquérir une meilleure
 compréhension des différents éléments du privilège parlementaire. 
 
La réalisation d'un tel projet exigerait un grand souci du détail et de
 la rigueur. Il incomberait au Parlement de revoir tous les principes du
 privilège parlementaire et de codifier en langue moderne les droits et
 les immunités qui contribuent à son bon fonctionnement. Il lui faudrait,
 par ailleurs, chercher à éliminer les pratiques et les termes désuets qui
 ne s'appliquent pas à l'infrastructure juridique actuelle et qui sont déphasés
 par rapport au droit moderne, à la langue moderne et aux notions actuelles
 de droits des citoyens au Canada. Puisque que les travaux du Parlement
 dépendent de l'intégralité et de la solidité de cet ensemble de principes,
 il convient d'en définir et d'en établir clairement les limites d'application.
 Ainsi, le privilège sera appliqué d'une façon stricte et saine, et le public
 en saisira mieux l'importance aujourd'hui pour une démocratie ouverte et
 transparente. 
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