Revue parlementaire canadienne

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Le gouvernement minoritaire et les fonctionnaires
David Good

Il n’y a pas eu de gouvernement minoritaire au Canada depuis une génération et, entre-temps, beaucoup de choses ont changé dans la façon de diriger l’administration publique et les activités du gouvernement. Le présent article passe en revue certaines répercussions de l’arrivée du nouveau gouvernement minoritaire libéral sur la fonction publique et sur la façon dont les fonctionnaires s’acquittent de leur travail. Quels défis et quelles possibilités en découlent pour la fonction publique?

Au cours des 30 dernières années, les gouvernements majoritaires ont dominé la scène; il y en a eu sept, alors qu’il n’y a eu qu’un seul gouvernement minoritaire dont le règne n’aura duré que neuf mois — le gouvernement conservateur de Joe Clark en 1979. Cela contraste vivement avec les 17 années antérieures (de juin 1957 à juillet 1974), pendant lesquelles il y a eu cinq gouvernements minoritaires et seulement deux gouvernements majoritaires1.

Depuis la Confédération et jusqu’à ce jour, il y a eu 10 gouvernements minoritaires. La durée de leur mandat a grandement varié, selon que le parti au pouvoir réussissait ou non à se rallier des appuis parmi les partis d’opposition. Les cinq gouvernements minoritaires libéraux ont cherché et trouvé des partenaires, la collaboration la plus étroite ayant eu lieu au moment du gouvernement minoritaire Trudeau, en 1972. Le NPD forma alors une alliance (et non une coalition) avec les libéraux et les politiques gouvernementales s’orientèrent vers la gauche. Chaque politique et chaque texte de loi proposés faisaient l’objet de discussions entre les deux partis et le gouvernement libéral ne présentait le projet de loi qu’après entente, confiant d’obtenir l’appui du NPD pour son adoption. Pendant un an et demi, la Chambre fonctionna donc de manière passablement prévisible. L’arrangement prit fin lorsque le NPD vota contre le budget de John Turner, en 1974, le gouvernement libéral souhaitant sa propre défaite à l’égard d’un budget délibérément établi en vue d’une campagne électorale.

Lors de l’un des deux gouvernements minoritaires de Mackenzie King (1922-1925) et des deux gouvernements minoritaires de Pearson (1963-1965 et 1966-1968), les relations avec les partis d’opposition ne furent pas aussi étroites que lors de l’alliance entre Trudeau et le NPD, en 1972. Néanmoins, ces gouvernements King et Pearson étaient relativement stables. Dans les années 1920, les progressistes de l’opposition avaient certaines affinités avec les libéraux de King (avec lesquels ils s’associèrent par la suite), de sorte que le gouvernement libéral pouvait ajuster ses politiques pour se ménager leur appui. Dans les années 1960, les deux gouvernements Pearson furent relativement stables et productifs. Seul le gouvernement minoritaire de MacKenzie King, en 1926, connut de sérieuses difficultés lorsque le gouverneur général de l’époque refusa d’acquiescer à la demande de dissolution du premier ministre King en juin, ce qui entraîna la crise constitutionnelle dite « King-Byng ».

Les quatre autres gouvernements minoritaires ont été de courte durée pour différentes raisons. Le gouvernement minoritaire de 1957-1958 ne dura que neuf mois, après lesquels le premier ministre Diefenbaker déclencha une élection, c’est-à-dire dès qu’il fut convaincu de pouvoir obtenir une majorité. La débâcle du second gouvernement minoritaire Diefenbaker, en 1963, après huit mois au pouvoir, résulta de profondes divisions au sein du Cabinet sur la question de savoir s’il fallait accepter d’installer des ogives nucléaires sur les missiles de défense Bomarc. Les libéraux acceptaient les ogives et plusieurs ministres conservateurs se joignirent à eux pour voter la défaite d’une motion de crédits. Le gouvernement minoritaire de Joe Clark (1979) ne dura que neuf mois, dans une large mesure parce qu’il avait décidé de « gouverner comme si nous avions une majorité ». En 1926, le gouvernement Meighen subit la défaite en trois jours, car il devait nommer des ministres par intérim (en vertu du Règlement de la Chambre à l’époque), pratique que King utilisa pour discréditer le nouveau gouvernement.

Notre dixième gouvernement minoritaire

Qu’en sera-t-il de notre dixième gouvernement minoritaire? Personne ne peut prédire avec certitude son degré de stabilité ni sa durée. L’expérience donne à penser que le degré de stabilité et la prévisibilité d’un gouvernement minoritaire dépendent d’un certain nombre de facteurs :

  • Le nombre relatif de sièges détenus par le parti gouvernemental et les partis d’opposition;
  • Le poids relatif du vote national en faveur du parti gouvernemental et des partis d’opposition;
  • L’influence que les partis d’opposition peuvent acquérir en appuyant le parti gouvernemental;
  • Les relations et les écarts idéologiques entre les partis;
  • La façon dont chaque parti évalue ses chances de succès dans une nouvelle élection.

Si l’on applique ces facteurs à la situation actuelle, et compte tenu de ce qui s’est passé pour les neuf autres gouvernements minoritaires, j’arrive à la conclusion que, dans l’ensemble, ce gouvernement minoritaire est relativement stable, même s’il est difficile d’en prévoir la durée. Il comporte une fragilité sous-jacente, car il n’a pris aucune disposition pour bénéficier de l’appui d’un seul parti de l’opposition. De fait, le gouvernement dépendra, à des degrés divers, de l’appui qu’il pourra obtenir à différents moments d’un parti ou de l’autre. Même à supposer que soient appliquées les réformes démocratiques proposées auparavant par M. Martin afin de restreindre les votes de confiance au discours du Trône et au Budget des dépenses, celles-ci n’auront pas pour effet d’accroître notablement la stabilité du gouvernement minoritaire. Par conséquent, il faudra largement s’en remettre au savoir-faire, à la bonne volonté et à la coopération des chefs et de leurs partis.

L’électorat semble avoir donné à Paul Martin une deuxième chance après son déplorable échec à gouverner et les importantes lacunes de sa campagne électorale face aux profondes préoccupations du public concernant le scandale des commandites. Mais l’électorat n’a laissé qu’une faible marge de manœuvre au gouvernement. Abstraction faite des recomptages, les libéraux disposent de 135 sièges (36,7 % du vote populaire), comparativement à 99 sièges (29,6 % du vote populaire) pour les conservateurs. Les libéraux sont représentés dans toutes les régions du pays, bien que leur représentation demeure faible dans les provinces de l’Ouest. Si l’on ajoute leurs sièges à ceux du NPD (qui en a 19, avec 15,7 % du vote), on n’obtient que 154 sièges, soit un de moins que la quantité nécessaire pour obtenir la majorité à la Chambre des communes. Le Bloc dispose de 54 sièges, avec 12,4 % du vote populaire national et 50 % du vote des Québécois. Et il y a un député indépendant. Afin d’obtenir la majorité, le gouvernement devra s’assurer de l’appui du Bloc, des conservateurs, du NPD et du député indépendant ou d’un autre parti, ou encore de tout groupement de 20 députés.

Cela ne ressemble pas à la situation du gouvernement minoritaire Trudeau, en 1972, qui vécut une alliance relativement stable avec le NPD pendant 18 mois. L’importance de l’appui populaire au Bloc séparatiste, équivalant au niveau maximum enregistré immédiatement après l’échec de l’Accord du lac Meech, accroît considérablement l’incertitude et accentuera vraisemblablement les tensions régionales. Le premier ministre a clairement indiqué qu’il n’allait pas former d’alliance ou de coalition avec un parti quelconque ou un groupe de partis, mais qu’il entendait collaborer avec tous les partis et essayer d’obtenir leur appui et celui des députés en fonction des différents dossiers étudiés. La population ne semble pas impatiente de retourner en période électorale. Bon nombre d’électeurs qui souhaitaient un gouvernement minoritaire et qui ont voté en ce sens veulent maintenant qu’il se mette au travail.

Qu’en découle-t-il pour la fonction publique et la façon dont les fonctionnaires administrent les affaires gouvernementales?

La fonction publique sous un gouvernement minoritaire

Bien entendu, le rôle de la fonction publique est d’aider le gouvernement du jour à mettre en œuvre son programme et de lui offrir des conseils impartiaux et professionnels en matière de politiques. Bref, le travail consiste à « donner l’heure juste » — à conseiller sans crainte les autorités sur les politiques adéquates et à les mettre en œuvre en toute loyauté. Sous un gouvernement minoritaire, cela demeure, mais le milieu politique et parlementaire où l’on examine les conseils stratégiques et où l’on applique les programmes change de manière considérable. Il convient d’envisager les implications pour la fonction publique sous l’angle de quatre dynamiques ou interactions.

  • La dynamique au sein du parti au pouvoir;
  • Les interactions entre le parti au pouvoir et le ou les partis qui l’appuient;
  • La dynamique au sein du principal parti d’opposition;
  • L’interaction entre les ministres et les députés, y compris les députés ministériels, ceux qui appuient le gouvernement et les députés de l’opposition.

Les gouvernements minoritaires n’étant pas aussi prévisibles et stables que les gouvernements majoritaires, ils sont constamment à l’affût de l’humeur de l’électorat et en train d’évaluer l’opinion publique. Il est toujours possible qu’une élection soit déclenchée, de sorte que le point de vue des électeurs revêt une importance immédiate. Pour les fonctionnaires, cela signifie qu’en général, ils sont en mode préélectoral et que les gouvernements axent leurs politiques et programmes sur la perception qu’en auront les électeurs lors d’une éventuelle élection. Plus que jamais, le gouvernement veut être « exempt d’erreurs ». Il ne veut pas de bavures. C’est donc dire qu’il privilégie les conseils sains et prudents en matière d’administration et de politiques. Le gouvernement minoritaire libéral se sentira plus vulnérable que les gouvernements minoritaires antérieurs face aux attaques de l’opposition et des médias par suite de rapports de la vérificatrice générale, dont la crédibilité auprès du public est très élevée dans la foulée du scandale des commandites. En ce qui concerne la gestion et l’administration des programmes gouvernementaux, l’accent sera mis sur l’évitement et la minimisation des risques plutôt que sur l’innovation et la créativité.

Le gouvernement sera impatient de concrétiser un certain nombre d’éléments prioritaires au début de son mandat, afin d’établir un dossier de réalisations qui le distingue de ses principaux adversaires. Il y aura donc un fort accent sur l’exécution.

Les fonctionnaires auront surtout pour tâche de mettre en œuvre rapidement et exhaustivement les programmes et les projets; une exécution sans failles, un suivi opportun et la réalisation efficace et tout en souplesse de priorités clés seront à l’ordre du jour.

On s’attend également à une plus grande discipline au sein même du parti au pouvoir. Il convient de rappeler qu’au moment du second gouvernement minoritaire Diefenbaker, c’est la rancœur et la dissension au sein même du Cabinet qui ont provoqué la chute du gouvernement. Les députés du parti ministériel sont conscients du fait que le sort du gouvernement dépend de leur adhésion encore plus étroite à la ligne du parti. Par ailleurs, les ministres savent ce qu’il peut en coûter de faire la sourde oreille aux députés du parti ministériel et ont tendance à être plus attentifs à leurs préoccupations. Il peut en résulter une plus grande cohérence au sein du parti au pouvoir, le caucus du gouvernement devenant un important véhicule pour rapprocher les points de vue plutôt que pour fomenter l’opposition interne.

Tout cela a des implications importantes pour la fonction publique. Des politiques publiques populaires auprès de l’électorat, rapidement concrétisables et facilement distinguables de celles de l’opposition peuvent ne pas toujours coïncider avec la nécessité d’un gouvernement « exempt d’erreurs ». Étant donné la multiplicité des pressions, il importera encore davantage que les fonctionnaires donnent « l’heure juste », administrativement parlant, aux autorités politiques. Ils devront signaler aux ministres les problèmes administratifs et stratégiques associés à des initiatives qui peuvent sembler populaires, tout en leur suggérant des solutions concrètes. Au sein d’un gouvernement minoritaire où les ministres sentent déjà le poids d’énormes contraintes, les fonctionnaires devront se montrer particulièrement adroits pour ce qui est de fournir des conseils qui ne seront pas toujours nécessairement appréciés et pour concevoir des solutions ni évidentes ni faciles à appliquer.

Avant qu’ils ne soient présentés à la Chambre des communes et annoncés publiquement, les politiques et les textes de loi feront l’objet de négociations et de discussions privées intenses entre les ministres désignés du parti au pouvoir et les députés désignés du ou des partis qui appuient le gouvernement. Dans un climat fluide où les appuis éventuels sont tributaires d’arrangements à caractère transitoire, les possibilités de surprises et d’incertitude vont augmenter. Le gouvernement libéral cherchera à conclure différents accords et alliances avec différents partis et députés à l’égard de diverses politiques et initiatives législatives. Par exemple, il cherchera des appuis du côté du NPD en ce qui concerne les soins de santé, le développement de la petite enfance et le programme des municipalités, du côté du Bloc et du NPD pour ce qui est des changements climatiques et, peut-être, du côté des conservateurs pour la défense et le bouclier antimissile. La mesure dans laquelle ces arrangements particuliers réussiront ou échoueront déterminera la façon dont ils seront utilisés par la suite.

Pour les fonctionnaires, cela augmente les probabilités d’imprévu et accroît considérablement les exigences pour ce qui est de réagir et de s’ajuster rapidement aux propositions stratégiques et aux mesures législatives. Il pourrait y avoir des surprises avant que les politiques ne soient débattues ou que les textes de loi ne soient présentés à la Chambre, et avant et pendant l’examen des propositions aux réunions fédérales-provinciales et des premiers ministres. Il y aura également des imprévus lorsque seront modifiées les propositions législatives au sein des comités de la Chambre, où l’appui d’une majorité sera nécessaire. L’influence croissante des députés au sein des comités, qui s’est faite jour au cours des deux dernières législatures, gagnera encore du terrain au cours de celle-ci. Il s’ensuit que la fonction publique devra offrir tout à la fois des analyses préventives, un choix d’options encore plus grand et une planification pour imprévus beaucoup plus poussée qu’auparavant. Cela devra se faire sous le regard intense des médias et compte tenu de leur capacité d’accéder aux renseignements névralgiques du gouvernement et de transformer des événements courants en reportages sensationnels. Il faudra également pouvoir compter sur une fonction publique souple et prompte à réagir, capable de s’ajuster sans délai à des changements et pressions impossibles à anticiper. Bref, les fonctionnaires devront agir de façon créative et avec souplesse, tout en faisant montre de prudence.

L’augmentation des ressources budgétaires facilitera les accords et les compromis entre le gouvernement libéral, le NPD et le Bloc en ce qui concerne des initiatives particulières. Sur un certain nombre de dossiers liés à la politique sociale, comme les soins de santé, l’enfance, les municipalités, le mariage entre personnes de même sexe et d’autres questions touchant les droits de la personne, les libéraux et le NPD ont des vues communes. Des pressions accrues s’exerceront sur le cadre financier en vue de créer de nouvelles dépenses et d’en augmenter d’autres. L’engagement que les libéraux ont souvent répété en période électorale de « rectifier » l’assurance-maladie, et le créneau qui s’offre aux provinces et territoires pour amener Ottawa à assumer la responsabilité de programmes coûteux comme l’assurance-médicaments et pour réclamer des hausses spectaculaires des paiements de transfert, seront à l’origine d’une grande partie du casse-tête budgétaire du gouvernement libéral. Ne voulant pas courir le risque de recréer un déficit et réticent à élargir un cadre financier déjà contraignant, le gouvernement minoritaire libéral exercera une pression considérable sur la fonction publique pour qu’elle trouve de nouvelles sources de financement grâce à des réaffectations de dépenses à la fois difficiles et délicates. Il faudra couper à certains endroits pour verser les fonds ailleurs. La promesse très médiatisée de M. Martin en vue d’instaurer une « culture de réaffectation continue », conçue dans des circonstances différentes et plus stables, fera l’objet d’une sérieuse mise à l’épreuve dans un contexte de gouvernement minoritaire.

Les concepts de la « juste part » dans la budgétisation par addition, et de « sacrifice équivalent » dans la budgétisation par soustraction, tous deux si importants pour rendre la vie « tolérable » aux politiciens, prennent la voie de la sortie. Les gagnants et les perdants se retrouvent côte à côte. Les gains sont énormes, les pertes encore plus. Parce qu’il se passe tellement de choses en un seul endroit ou à proximité, et parce que les augmentations doivent être liées à des compressions, on ne peut guère compter sur les effets régénérateurs de la distance et du temps. Il s’agit d’une budgétisation énergique, vigoureuse et sans demi-mesures. C’est une budgétisation à impact immédiat et personnel, une budgétisation où rien n’est caché. Les conflits budgétaires augmentent inévitablement et leurs effets corrosifs doivent être gérés avec beaucoup de minutie et de compétence. Une bonne partie du travail consistant à soutenir et à réconforter les perdants dans le jeu de la réaffectation pourrait alors revenir par défaut à certains hauts fonctionnaires.

Dans ce gouvernement minoritaire, nous pouvons nous attendre à une budgétisation par réaffectation, fondamentalement différente de la budgétisation par addition ou par soustraction.

La question clé à résoudre, sur le plan de la réaffectation, est de savoir quelles ressources seront allouées au centre et lesquelles demeureront au sein des ministères. Lorsque le centre examine tout « au microscope », il voit ce qu’il voit et en partie ce qu’il imagine. Sous un gouvernement minoritaire, il ne faut pas s’attendre à ce que les économies demeurent au sein des ministères. Elles seront rapatriées au centre afin d’assumer les coûts des priorités — la santé, le développement de l’enfance, les municipalités, etc. De même, il ne faut pas s’attendre à ce que de nouveaux fonds soient alloués à la fonction publique pour financer les coûts du personnel, du capital, de la technologie de l’information, de l’analyse des politiques, de l’exécution des programmes et de l’administration. L’expérience de la réaffectation de 1999-2001, soit les exercices pilotés par le Conseil du Trésor concernant « l’intégrité des programmes » et « l’évaluation ministérielle », a fait long feu. Les examens ont révélé une insuffisance de fonds dans des secteurs critiques des opérations gouvernementales (p. ex., le capital et la technologie de l’information), mais les efforts en vue de remédier à ces pénuries grâce à des réaffectations visibles ont intensifié les conflits budgétaires et n’ont pas donné les résultats escomptés. Sous un gouvernement minoritaire, un système de réaffectation continu des dépenses ne pourra qu’accentuer le sous-financement des opérations gouvernementales à long terme.

Le gouvernement minoritaire libéral pourrait découvrir que la réaffectation est tout simplement trop douloureuse pour être mise en œuvre. Il pourrait aussi constater qu’un parlement minoritaire d’une durée limitée fait naître d’énormes exigences de la part de multiples intervenants qui sont déterminés à tirer profit d’un étroit créneau dans la foulée de restrictions et d’un délestage de responsabilités. Les premiers sur la liste seront les premiers ministres mécontents, qui réclament d’importantes augmentations pour les soins de santé sous forme d’un financement pluriannuel progressif; les champions des politiques sociales, qui sortent d’une décennie de restrictions malgré l’éclosion de besoins sociaux nouveaux et pressants; les responsables militaires, qui clament haut et fort que l’armée est sous-équipée, sous-financée et en manque d’effectifs; le NPD, qui est partisan de vastes programmes de dépenses même s’il a indiqué antérieurement sa volonté d’équilibrer le budget; le Bloc, qui plaidera avec insistance pour des dépenses en faveur du Québec et qui cherchera à obtenir un appui provincial pour réduire le déséquilibre fiscal au sein de la fédération.

Un autre scénario pourrait consister à élargir le cadre budgétaire afin d’assumer les coûts de nouvelles initiatives suffisantes au maintien de l’appui politique. Cela permettrait d’éviter les divisions et les conflits inhérents à la réaffectation, mais cela fournirait à l’opposition conservatrice les armes nécessaires pour mettre en branle une nouvelle élection et étouffer la perception générale que M. Martin conserve un excellent dossier au chapitre de la gestion budgétaire.

L’argent ne sera pas le seul moyen de faciliter les ententes entre le gouvernement et les partis d’opposition. On exercera des pressions sur la fonction publique pour qu’elle fasse preuve d’une plus grande souplesse administrative. Les députés et les ministres canadiens à l’échelon fédéral, et ce davantage que dans d’autres pays, ont toujours porté un grand intérêt à la manière dont les programmes sont mis en œuvre et administrés. Sous un gouvernement minoritaire, cet intérêt va vraisemblablement augmenter, car les partis ministériel et de l’opposition vont chercher à élargir l’espace politique au sein duquel ils peuvent négocier et conclure des ententes. Il y a un risque que l’espace administratif traditionnel des fonctionnaires, déjà en proie à la transformation, à la confusion et à l’incertitude, subisse des pressions accrues et accélérées du fait de l’incursion des politiciens.

Au début du mandat d’un gouvernement majoritaire, il est peu ou nullement probable que l’opposition soit appelée à former immédiatement le gouvernement. Les partis d’opposition peuvent élaborer des positions de principe et appliquer certaines tactiques, tout en sachant qu’ils ne devront pas soudainement assumer la responsabilité de leurs paroles et de leurs actions. Ce n’est pas le cas sous un gouvernement minoritaire, de sorte que le parti de l’opposition officielle tend à être plus prudent et moins radical. Compte tenu des circonstances particulières, cette inclination naturelle à la prudence au sein de l’opposition pourrait très bien servir les intérêts de M. Harper et d’éléments de son Parti conservateur, qui pourraient vouloir façonner, à l’intention de l’électorat, l’image d’un chef et d’un parti modérés et responsables. Par ailleurs, les députés du NPD pourraient vite apprendre qu’il en coûte quelque chose d’influencer directement les politiques et la législation du gouvernement, de sorte qu’ils devront pondérer leurs positions et leurs comportements à la Chambre, au sein des comités et dans les médias. Bien qu’elles ne doivent pas être surestimées, ces dynamiques peuvent contribuer à la stabilité des gouvernements minoritaires.

Les fonctionnaires devront évaluer avec justesse les risques de gestion qui pourraient créer de l’embarras face au public, et veiller à mettre en place une administration efficace et des stratégies adroites pour y faire face.

On peut s’attendre à ce que les attaques les plus vives à l’encontre du gouvernement visent les points que l’opposition et le public considèrent comme étant les plus sensibles. De toute évidence, elles continueront de porter moins sur les politiques comme telles que sur la reddition des comptes, la mauvaise gestion et les accusations de corruption. Compte tenu des investigations et de l’enquête judiciaire en cours sur le scandale des commandites, l’opposition disposera d’un certain nombre de dossiers médiatisés pour mener ces attaques. En outre, elle va déployer des efforts considérables, sous le regard d’une presse investigatrice, d’un public attentif et d’une vérificatrice générale crédible aux yeux de ce dernier, afin de lever le voile sur d’autres scandales. Dans ce contexte, il y a un risque accru que de petites erreurs administratives internes prennent la dimension d’un scandale public d’envergure. L’expérience montre que les premières impressions se transforment habituellement en impressions durables.

Les ministres d’un gouvernement minoritaire comprennent d’instinct que leur réussite repose essentiellement sur le maintien de bonnes relations de travail avec les députés, tant du gouvernement que de l’opposition. Les gouvernements minoritaires constituent un moyen de réduire le déficit démocratique. Les simples députés ne sont plus relégués à l’arrière-plan; les voix de tous les députés comptent et elles sont toujours comptées. Ces derniers ont intérêt à soutenir leur propre parti, mais ils ont également intérêt et ils s’attendent à procurer des avantages et à répondre aux besoins de leurs commettants. Le public s’attend à ce que les gouvernements minoritaires soient au service des citoyens, ce qui signifie, pour les députés, qu’ils veillent aux intérêts de leur circonscription et de leurs électeurs.

Plusieurs conséquences en découlent pour la fonction publique. Les aspects régionaux et locaux des programmes et politiques publics revêtiront plus d’importance pour les députés ministériels et de l’opposition. On peut s’attendre à ce que les députés, en tant que particuliers et membres des caucus régionaux, exercent de fortes pressions pour que les politiques et programmes soient ajustés aux préoccupations et besoins spécifiques de leurs commettants. Cela peut donner lieu à de vigoureuses tentatives visant à configurer les programmes nationaux en fonction d’intérêts régionaux et à faire en sorte que les commettants et les régions obtiennent leur juste part des programmes régionaux. En outre, il y aura peut-être l’exercice de pressions pour accroître le rôle de chaque député dans le processus décisionnel officiel des programmes et projets régionaux, de sorte que ces initiatives soient davantage au diapason des besoins spécifiques des commettants.

Il faudra donc que la fonction publique soit très attentive aux dossiers régionaux et locaux afin qu’elle puisse, eu égard à la détermination accrue dont feront preuve les députés, les gérer efficacement selon une approche coordonnée et économiquement abordable, dans le respect de la neutralité politique des fonctionnaires et de leurs responsabilités envers les ministres. Les appels en vue d’élargir le rôle décisionnel des députés à l’égard de programmes et projets particuliers supposent des risques et des problèmes considérables. L’expérience récente du Fonds du Canada pour la création d’emplois, de DRHC, montre clairement que l’attribution d’un rôle décisionnel officiel aux députés aux fins des programmes et projets embrouille la reddition des comptes et la responsabilité ministérielle et peut saper la perception de neutralité politique des fonctionnaires. On devrait faire la sourde oreille à de tels appels.

Renforcer la reddition des comptes

Un gouvernement minoritaire va créer de nouveaux défis pour la fonction publique, mais il peut également engendrer de nouvelles possibilités. Les tensions d’un gouvernement minoritaire peuvent ajouter aux pressions de l’obligation redditionnelle des fonctionnaires, des ministres et des députés. De fait, on soutient de plus en plus que la reddition des comptes au sein du gouvernement est l’un des secteurs où une réforme s’impose le plus2. À cet égard, il est intéressant d’observer qu’un gouvernement minoritaire pourrait ouvrir un créneau au changement et au renforcement de la reddition des comptes. Il pourrait également renforcer la nécessité pour les fonctionnaires de « donner l’heure juste » aux autorités. Nick d’Ombrain, ancien haut fonctionnaire au Bureau du Conseil privé et spécialiste de l’appareil gouvernemental et de la reddition des comptes, a beaucoup fait pour clarifier la doctrine de la responsabilité ministérielle. Il écrit : « Beaucoup d’analystes acceptent maintenant le fait qu’il n’est pas raisonnable de tenir un ministre personnellement responsable des erreurs d’administrateurs subordonnés et que les fonctionnaires de carrière peuvent et doivent répondre devant les comités parlementaires des questions administratives, mais non des orientations stratégiques ou des questions politiquement controversées3. » La dernière partie de la phrase est la plus importante et je vais y revenir dans un moment.

Cette réflexion dans le contexte d’un gouvernement minoritaire pourrait jeter les bases d’un nouveau concept pour la reddition des comptes au sein du gouvernement canadien, le concept d’agent comptable principal — qui correspond à une tradition de longue date en Grande-Bretagne. L’idée maîtresse est de créer un certain espace administratif pour les fonctionnaires, tout en respectant la doctrine de la responsabilité ministérielle. Comment cela fonctionne-t-il? En tant qu’agents comptables principaux, les sous-ministres assumeraient personnellement la responsabilité générale de l’organisation, de la gestion et de la dotation en personnel de leur ministère. Ils devraient veiller à ce que les normes de gestion financière soient élevées, à ce que les systèmes financiers favorisent une gestion efficiente et économique des activités et préservent la régularité et l’intégrité financières, et à ce que les décisions stratégiques tiennent pleinement compte des considérations financières4.

Il s’ensuit que les agents en question auraient la responsabilité particulière de fournir des conseils judicieux aux ministres sur toutes les questions liées à l’intégrité financière et à l’administration économique. Si un ministre envisageait une démarche ne respectant pas les impératifs en question, l’agent comptable principal devrait signifier par écrit son opposition au ministre. Si le ministre décidait d’aller de l’avant malgré tout, l’agent comptable serait obligé d’obtenir une instruction écrite de sa part, puis d’informer le Conseil du Trésor, le contrôleur général et le vérificateur général. Si cette procédure était suivie, le Comité des comptes publics considérerait que l’agent n’a aucune responsabilité personnelle à assumer. Ce n’est pas quelque chose de nouveau pour le gouvernement fédéral canadien. Les propositions de la Commission Lambert, en 1979, et du rapport McGrath, en 1985, qui visent à renforcer la responsabilisation, avaient pour fondement la pratique britannique consistant à désigner les sous-ministres comme agents comptables principaux. Bien entendu, bien qu’elles soient similaires, les traditions et les cultures de ces deux gouvernements ne sont pas identiques. Revenons maintenant aux derniers mots de la citation de M. d’Ombrain : « non des orientations stratégiques ou des questions politiquement controversées ».

Pour que le concept d’agent comptable principal soit fonctionnel au Canada, il doit exister un degré d’entente minimal parmi les ministres, les parlementaires, les fonctionnaires et, de fait, les médias, sur la nature des politiques ou orientations stratégiques et de l’administration. Cela revêt une importance critique, car, dans le modèle britannique de responsabilité ministérielle, l’élément politique — par opposition à administratif — conserve une grande marge de manœuvre. Dans le système fédéral canadien, séparer l’administration de la politique s’avère particulièrement difficile et délicat, entre autres parce que la plupart des ministres veulent — et beaucoup le font —participer directement à la gestion et à l’exécution des programmes. Les ministres et les gouvernements fédéraux (peu importe leur couleur politique) veulent s’ouvrir, tendre la main aux Canadiens5. Au Royaume-Uni, le recours intensif à des agences d’exécution dans un État unitaire a contribué à établir une distinction plus nette, du moins sur le plan institutionnel, entre les politiques et l’administration. Ce qui n’a pas empêché Lord Bridges, secrétaire du Cabinet de 1938 à 1945, de tracer un parallèle — quoique avant la création des agences d’exécution — entre les politiques et les éléphants : « pas faciles à définir, mais reconnaissables lorsqu’on les voit ».

Michael Pitfield, ancien greffier du Conseil privé, a écrit qu’il ne considérait pas comme un problème insurmontable la tendance à mélanger les politiques et l’administration pour ce qui est d’établir l’agent comptable principal.

Il estimait qu’on pouvait tracer des limites et fixer des règles de base6. Toutefois, la question importante n’est pas de savoir si des limites peuvent être tracées, mais si elles peuvent l’être de façon qu’elles soient acceptées et respectées par toutes les parties — les ministres, les hauts fonctionnaires, les parlementaires (de l’opposition et du gouvernement) et les médias. Cette acceptation devrait être une condition préalable à l’institution du concept d’agent comptable et faire partie intégrante de tout « nouveau marché ». La démarche sera inadéquate et pourra même produire des effets contraires à ceux escomptés si l’entente à cet égard intervient principalement entre les ministres et les fonctionnaires et laisse les parlementaires à eux-mêmes.

L’autre aspect, considérablement plus difficile, se rattache à l’expression « questions politiquement controversées ». Comme nous le savons de première main, certains dossiers administratifs peuvent devenir politiquement controversés et le deviennent effectivement, et cette tendance est à la hausse7. Dans son rapport de novembre 2003, la vérificatrice générale a fait observer que la culture parlementaire pourrait devoir changer si les hauts fonctionnaires étaient directement comptables aux comités parlementaires pour l’exercice de leurs fonctions (administratives). Je suis d’accord. Au Royaume-Uni, le comité parlementaire de l’administration publique a une tradition de longue date qui fait fond sur des délibérations approfondies, l’impartialité et des rapports consensuels, par opposition à une panoplie de rapports majoritaires et minoritaires. On pourrait aller de l’avant en commençant par établir au Canada un seul comité impartial chargé de l’administration publique, car changer de culture n’est pas aussi simple que changer de sous-vêtement. Il faudra du temps. Bien entendu, cela nous amène au secteur de la réforme parlementaire, sujet dont je n’ai pas le temps de traiter ici, mais dont certains éléments seront, à mon avis, nécessaires à l’implantation fructueuse du concept d’agent comptable.

En un sens, les principaux intervenants (fonctionnaires, ministres et parlementaires) sont tous enfermés dans le « dilemme du prisonnier », où les avantages d’un ajustement mutuel pour chaque intervenant ne sont pas nécessairement concrétisés. C’est un « après vous » répétitif. Personne n’est disposé à faire l’ajustement en premier parce que chacun craint que les autres ne veuillent le faire par la suite. Pour que les choses s’améliorent, la  mutualité est de mise. Chacun doit être convaincu que les autres apporteront l’ajustement promis et qu’ils vont tous honorer leurs engagements.

Il reste un dernier point d’interrogation concernant l’ampleur de l’espace administratif que doit occuper l’agent comptable principal. Je n’ai pas de difficulté à envisager une situation comme celle-ci : l’agent se verrait attribuer un espace particulier d’où il pourrait agir si le ministre proposait une mesure contrevenant à l’intégrité et à la régularité des finances publiques. Toutefois, j’hésiterais beaucoup à l’étendre à des questions comme « l’économie, l’efficience et l’efficacité ». Il s’agit des trois e des vérifications de rentabilité, et la rentabilité est une notion qui crée une pente particulièrement glissante pour tous les intervenants (ministres, fonctionnaires et parlementaires) lorsque vient le temps de séparer l’administration des politiques (entendre : des aspects politiques). Je sais que certains me taxeront de prudence excessive, mais je craindrais d’accorder aux sous-ministres un espace particulier dans ce secteur lorsque les éléments en jeu, en particulier l’efficacité et l’efficience, doivent si souvent faire l’objet de compromis avec d’autres valeurs et considérations politiques importantes. Concrètement, lorsqu’un ministre et un gouvernement veulent conclure un marché pour l’acquisition de bateaux, d’avions ou de trains et que leur manière de s’y prendre manque nettement d’efficience et d’efficacité en raison de considérations industrielles et régionales importantes, il n’est pas évident que le sous-ministre devrait insister pour obtenir du ministre une instruction écrite qui serait ensuite mise à la disposition du Comité des comptes publics.

L’expérience montre que les mots « économie, efficience et efficacité » ne sont pas aussi objectifs et clairement définis que certains vérificateurs et économistes voudraient nous le faire croire. Dans la bouche des politiciens, des ministres, des fonctionnaires et des citoyens, ils prennent des sens nouveaux qui cohabitent avec de nombreux autres objectifs et valeurs politiques. Je me souviens très bien qu’on critiquait le Fonds transitoire pour la création d’emplois de DRHC pour son inefficacité puisque personne ne pouvait dire avec certitude que les emplois créés dans les zones défavorisées seraient viables, alors que, d’autre part, il était dénoncé pour son iniquité du fait qu’il ciblait les régions ayant le plus haut taux de chômage.

Conclusion

Le gouvernement minoritaire forcera les politiciens et les fonctionnaires à faire leurs preuves. Pour qu’il fonctionne adéquatement, il faudra y apporter des compétences, de la coopération, de la bonne volonté et une solide dose de réflexion. Les fonctionnaires subiront de nouvelles pressions. Ils devront naviguer entre les écueils des contradictions inhérentes à l’administration publique, entre la prudence et la souplesse, l’adaptabilité et la cohérence, et l’innovation et la certitude. La fonction publique fera face à des défis nouveaux, mais elle aura également des occasions uniques de résoudre des problèmes anciens et complexes.

Notes

1. Pour un examen plus approfondi de cette question, voir Peter Dobell, « À quoi les Canadiens peuvent-ils s’attendre advenant un gouvernement minoritaire? », Enjeux publics, novembre 2000, vol. 1, no 6.

2. Voir Donald J. Savoie, Breaking the Bargain: Public Servants, Ministers, and Parliament, Toronto, University of Toronto Press, 2003.

3. Nicholas d’Ombrain, « Alternative Service Delivery: Governance, Management, and Practice », dans Change, Governance and Public Management, Ottawa et Toronto, KPMG et Forum des politiques publiques, 2000, p. 153.

4. Royaume-Uni, HM Treasury, The Responsibilities of an Accounting Officer, Londres, HMSO, 1991, Annexe no 4.1 (par. 5), p. 2.

5. Voir, par exemple, David A. Good, The Politics of Public Management: The HRDC Audit of Grants and Contributions, Toronto, University of Toronto Press, 2003, p. 198.

6. Michael Pitfield, Bureaucracy and Parliament, discours prononcé devant le Club Kiwanis d’Ottawa, Ottawa, Club Kiwanis d’Ottawa, 1983.

7. Voir David A. Good, op. cit.


Canadian Parliamentary Review Cover
Vol 27 no 3
2004






Dernière mise à jour : 2020-09-14