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C.E.S. Franks
Le 10 février 2004, la vérificatrice générale, Sheila Fraser, a publié
les résultats très attendus de sa vérification du programme de publicité et de
commandite administré par Travaux publics et Services gouvernementaux Canada. Elle
a constaté que 100 millions de dollars avaient été versés à des agences de
communications sous forme d’honoraires et de commissions et a déclaré que le
programme semblait avoir été conçu pour donner des commissions à ces
entreprises plutôt que pour procurer un avantage quelconque à la population
canadienne. Le même jour, le premier ministre Paul Martin a institué une
commission d’enquête dirigée par le juge John Gomery qui doit se pencher sur la
gestion du programme de commandite. Présidé par John Williams, le Comité des
comptes publics de la Chambre des communes a tenu plusieurs semaines
d’audiences sur le rapport de la vérificatrice générale. L’un des derniers
témoins à comparaître devant le Comité avant la dissolution du Parlement pour
des élections a tenté de dégager de l’incident une leçon en matière de
reddition de comptes et a suggéré des moyens susceptibles d’éviter la résurgence
de tels problèmes.
L’enquête menée par le Comité des comptes publics sur l’affaire des commandites
a abouti à un constat utile, mais peut-être imprévu et inattendu. Elle a permis
de mettre le doigt sur une lacune cruciale responsable de tels problèmes. En
effet, pas un des nombreux témoins qui ont comparu devant le comité — anciens
ministres et hauts fonctionnaires — n’a dit : « Oui, la gestion de ce
programme relevait de moi et je suis donc responsable de ce qui a mal
tourné. »
Nous vivons sous un régime de gouvernement responsable et, de par la
Constitution, quelqu’un doit être responsable et redevable devant le Parlement
de ce que le gouvernement a fait ou a omis de faire. Pourtant, pas un des
témoins entendus n’a accepté d’assumer la responsabilité des problèmes en
cause. La responsabilité ministérielle ou autre brille par son absence.
L’absence de responsabilité et de reddition de comptes mise en lumière par
l’enquête du Comité des comptes publics atteste l’existence de graves problèmes
dans la manière dont se conçoit et s’applique la notion de responsabilité au
Canada.
Il faut conférer les responsabilités à des personnes précises si l’on
veut que celles-ci rendent des comptes. Dans notre système parlementaire à
Cabinet, la responsabilité repose en majeure partie sur les épaules des
ministres. Mais, dans un système aussi vaste et complexe que le gouvernement du
Canada, il doit y avoir des exceptions à la règle générale, et la doctrine de
la responsabilité ministérielle comporte des exceptions où les responsabilités
sont attribuées à des personnes autres que les ministres. Plusieurs documents
font état de l’interprétation que fait le Bureau du Conseil privé du
fonctionnement concret de la responsabilité ministérielle et des exceptions à
la doctrine stricte voulant qu’un ministre soit responsable de toutes les
actions des fonctionnaires qui relèvent de lui. Il faut être au fait de ces
exceptions pour bien comprendre les frustrations et les difficultés du Comité
des comptes publics.
La version du Bureau du Conseil privé de la
responsabilité ministérielle n’est pas sans failles, et ce sont elles qui ont
permis que le système fonctionne si mal pendant aussi longtemps dans l’affaire
des commandites. Quand on aura compris les exceptions et les failles, on saura
ce qu’il faut faire pour éviter à l’avenir que de tels problèmes ne surviennent
ou, du moins, les déceler plus rapidement.
Premièrement, d’après le Bureau du Conseil privé, seul le ministre en
poste est responsable et redevable devant le Parlement. Un ancien ministre
n’est pas responsable et ne peut pas être obligé de répondre devant le
Parlement ou ses comités des erreurs commises durant son mandat. C’est la
raison pour laquelle les anciens titulaires de charge ministérielle ont comparu
devant le Comité des comptes publics à titre personnel.
Deuxièmement, la doctrine du Bureau du Conseil privé veut que tout
ministre en poste soit redevable devant le Parlement de ce qui s’est en fait
passé durant le mandat de ses prédécesseurs. Être redevable devant le Parlement
est moins lourd qu’être responsable devant le Parlement.
Troisièmement, la doctrine veut que les ministres rendent compte au
Parlement en fournissant de l’information sur l’usage qui est fait, par les
organismes non ministériels, des pouvoirs qui leur sont conférés par la loi. En
effet, en ce qui concerne l’exercice de ces pouvoirs législatifs, les
dirigeants de ces organismes rendent compte non pas à un ministre, mais au
Parlement, par l’intermédiaire du ministre concerné.
Quatrièmement, toujours selon la doctrine, les sous-ministres sont
redevables devant les comités parlementaires, mais pas responsables envers eux.
Les sous-ministres sont responsables envers leur ministre, le premier ministre
et le Conseil du Trésor, mais pas envers le Parlement ou ses comités. Les
responsabilités incombant exclusivement aux sous-ministres aux termes de la Loi
sur la gestion des finances publiques comprennent des responsabilités
cruciales comme tenir les comptes et garantir la prudence et la probité dans
les opérations financières. En fait, il semblerait que, si les ministres ne
sont pas responsables et redevables devant le Parlement de l’exercice des
pouvoirs conférés par la loi aux organismes non ministériels, ils sont, en
revanche, responsables et redevables devant le Parlement de l’exercice des
pouvoirs que la loi confère aux sous-ministres.
Cinquièmement, lorsque des erreurs ou des fautes sont commises par des
fonctionnaires, la doctrine dit que les ministres doivent intervenir rapidement
pour y remédier et fournir au Parlement l’assurance que les mesures correctives
voulues ont été prises. Les impératifs de la responsabilité ministérielle sont
satisfaits lorsque les ministres rendent compte au Parlement dans ce sens.
L’interprétation du Bureau du Conseil privé signifie qu’aucun ministre
actuel ou ancien ne doit répondre devant le Parlement des problèmes survenus
durant le mandat d’un prédécesseur.
Responsabilité et reddition de comptes sont liées à la charge et à son
titulaire actuel. Les ministres ne sont pas responsables quand des
fonctionnaires commettent une faute. Plus important encore dans l’affaire des
commandites, les sous-ministres doivent rendre des comptes au gouvernement —
c’est-à-dire au ministre, au premier ministre et au Conseil du Trésor, mais pas
au Parlement — des fonctions de gestion cruciales qui leur sont confiées en
exclusivité par la loi. Il semblerait aussi, mais le Bureau du Conseil privé ne
le dit pas explicitement, que le principe selon lequel la responsabilité est
rattachée à la charge et non à la personne s’applique au sous-ministre aussi
bien qu’au ministre.
Or, comme ministres et sous-ministres changent fréquemment au Canada, la
personne responsable qu’interroge le Comité des comptes publics est rarement le
sous-ministre qui était aux commandes quand les gestes en cause ont été posés. Comme
les ministres aussi changent souvent, ils sont, la plupart du temps, non pas
responsables mais comptables — comme cela s’est produit dans l’affaire des
commandites — quand le Parlement est finalement saisi des problèmes.
Cette interprétation par le Bureau du Conseil privé de la doctrine de la
responsabilité ministérielle décrit fidèlement la manière dont les divers
témoins conçoivent leurs responsabilités et leur obligation de rendre compte
envers le Comité des comptes publics. Les sous-ministres, indépendamment de
leurs responsabilités législatives, ont fait ce que les ministres et le Cabinet
du premier ministre leur ont dit de faire. Les anciens ministres ne sont ni
responsables ni comptables, et le ministre actuel s’est acquitté de ses
responsabilités en veillant à ce que les problèmes soient corrigés. Personne
n’est responsable des problèmes ni n’est tenu d’en rendre compte. Le système a
fonctionné exactement comme le décrit le Bureau du Conseil privé.
Reste à savoir si le Comité des comptes publics estime que cette
conception de la responsabilité des ministres et des sous-ministres et de
l’obligation du gouvernement de rendre compte au Parlement est opportune. Si le
comité la trouve correcte, son travail est terminé. L’enquête judiciaire
permettra d’élucider les faits et la police fera enquête sur les activités
criminelles, le cas échéant. Mais, si le Comité conclut que cette conception
est erronée, il lui reste encore à trouver une meilleure façon de gérer ces
relations cruciales qui existent entre le Parlement, les ministres et les
fonctionnaires.
Un meilleur moyen
La Grande-Bretagne a une façon tout à fait différente de concevoir la
responsabilité et la reddition de comptes au Parlement relativement à
l’administration et à l’emploi des fonds publics. Dans ce pays, les
administrateurs permanents (permanent heads) des ministères —
l’équivalent de nos sous-ministres—sont désignés comme « agents
comptables » et sont personnellement et entièrement responsables des
opérations financières, y compris des questions de prudence, de probité, de
légalité et d’optimisation des ressources, à moins que leurs décisions n’aient
été explicitement annulées par écrit par le ministre dont ils relèvent. Cette
responsabilité des agents comptables est personnelle et leur reste attachée,
même s’ils changent de poste ou prennent leur retraite. La responsabilité
incombe au ministre ou au sous-ministre mais pas aux deux. Et pas à ni l’un ni
l’autre. Cela fait plus d’un siècle que le comité des comptes publics
britannique peaufine l’application du principe des agents comptables.
Cette démarche a été recommandée pour le Canada par la Commission
Lambert sur la gestion financière et l’imputabilité, mais le gouvernement n’en
a pas voulu, en partie faute de bien comprendre ce dont il s’agit. Certaines
personnes s’opposent à cette démarche sous prétexte qu’elle est
« inconstitutionnelle » et contraire aux principes du gouvernement
parlementaire de type britannique. J’ai personnellement du mal à concevoir
qu’une pratique qui existe au Parlement de Westminster depuis plus de
100 ans puisse être inconstitutionnelle ou contraire aux principes du
modèle britannique.
D’autres ne voient pas la nécessité de changer de système considérant
que, la plupart du temps, le système actuel fonctionne bien au Canada. C’est
vrai. Mais les ratés de ce système, quand il y en a, comme dans l’affaire des
commandites, peuvent avoir des conséquences néfastes pour l’ensemble d’un
régime parlementaire doté d’un cabinet, notamment sur la confiance de la
population dans la neutralité de la fonction publique.
Le Bureau du Conseil privé invoque un autre argument contre l’adoption
du principe de l’agent comptable :
L’obligation officielle et directe qui incombe aux fonctionnaires de
rendre compte au Parlement des questions administratives aurait pour effet de
diviser la responsabilité des ministres [...] [R]esponsabilité partagée est
responsabilité évitée [...] Le Parlement tend à ne pas reconnaître cette
séparation officieuse entre l’obligation de rendre compte des fonctionnaires et
celle des ministres [...] tout effort visant à définir les secteurs qui doivent
relever spécifiquement de la responsabilité des fonctionnaires aurait pour
effet d’effacer davantage les limites de responsabilité et d’affaiblir, le cas
échéant, l’aptitude de la Chambre à tenir le ministre responsable des questions
qui sont de sa compétence1.
Le comité des comptes publics ne sera pas nécessairement d’accord avec
le Bureau du Conseil privé à ce sujet. Il a le droit de faire valoir ses vues
et devrait le faire.
Il pourrait conclure que ce sont les interprétations et pratiques du
gouvernement, et non les vœux du Parlement, qui ont mené au scandale et
brouillé les responsabilités. Il pourrait conclure que l’interprétation que
fait le Bureau du Conseil privé de la responsabilité et de la reddition de
comptes dans notre régime parlementaire comporte bien trop de lacunes,
d’ambiguïtés et de contradictions, et que le système donne des résultats
insatisfaisants pour le Parlement et pour la population.
Il serait difficile d’esquiver davantage la responsabilité et
l’obligation de rendre compte, ou d’estomper davantage les limites de
responsabilité entre les ministres et les sous-ministres que cela n’a été le
cas dans l’affaire des commandites, comme l’a démontré le comité. Si le Canada
adoptait le principe de l’agent comptable, le comité des comptes publics et les
Canadiens en général sauraient au moins qui est responsable et qui doit rendre
compte de ces actes. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cela serait une
amélioration considérable.
Notes
1. Canada, Bureau du Conseil privé, La responsabilité
constitutionnelle, 1977, réimprimé en 1993.
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