David Docherty
Protéger la démocratie canadienne : le Sénat en vérité, sous la
direction du sénateur Serge Joyal, Centre canadien de gestion, McGill-Queen's University Press,
Montréal et Kingston, 2003, 371 p.
The Canadian Senate in Bicameral Perspective, David E. Smith, University
of Toronto Press, Toronto, Buffalo, Londres, 2003, 263 p.
La réforme du Sénat fait moins couler d'encre depuis l'échec de
l'accord du lac Meech et la revendication du Parti réformiste en faveur d'une
chambre haute selon la proposition « des trois e ». Mais, dans le
débat sur la démocratie au Canada, la question n'a jamais été complètement mise
en veilleuse. Tout comme l'octroi de permis d'alcool aux restaurants où cette
boisson est interdite, la réforme du Sénat canadien suscitera sans aucun doute
toujours un fort courant de sympathie.
C'est bien ainsi et cela contribue, en fait, à dynamiser le
débat démocratique. Les partisans d'une réforme ne doivent cependant pas
oublier qu'un changement, même bien intentionné, peut avoir des conséquences
fâcheuses. Cela s'applique tout autant au Sénat qu'à n'importe quelle autre
institution de l'État.
Les observateurs intéressés trouveront donc bien utiles ces deux
ouvrages importants et à propos qui viennent de paraître sur le Sénat canadien.
Le premier ouvrage, qui est une monographie signée par un seul auteur, David
Smith, de l'Université de la Saskatchewan, examine le Sénat dans une
perspective comparative. L'autre ouvrage, qui a été rédigé sous la direction du
sénateur Serge Joyal, est un mélange d'analyses universitaires et de points de
vue de spécialistes de la Chambre haute. Toute personne qui s'intéresse
sérieusement à la réforme du Sénat devrait prendre connaissance de ces deux
ouvrages. Leur lecture attentive devrait mettre un frein à l'engouement
passager des réformateurs. Le changement n'est pas mauvais en soi, mais encore
faut-il savoir ce que nous voulons changer et pourquoi.
Nous avons ici le deuxième volet de ce que nous espérons être
une trilogie des études du parlement réalisées par Smith. Après s'être
intéressé à la Couronne et à l'option républicaine, Smith porte maintenant son
attention sur le Sénat. The Canadian Senate in Bicameral Perspective ratisse
large et son objectif principal n'est pas tant de critiquer indûment le Sénat
ni d'en faire l'apologie, mais plutôt de nous aider à comprendre cet organe
législatif qui a été peu étudié et à voir dans quelle mesure il peut encore
refléter l'identité canadienne dans son ensemble (p. 20).
Smith commence son analyse en expliquant pourquoi les secondes
chambres ne sont pas des objets d'étude en soi, comme la plupart des autres
institutions politiques. Le principal problème réside dans le manque
d'uniformité des chambres hautes. De nombreux ordres de gouvernement ont
éliminé leurs secondes chambres (notamment cinq provinces canadiennes et la
Nouvelle-Zélande), et d'autres pays n'en ont jamais eues. En outre, les buts,
les fonctions, les pouvoirs et les modes de sélection des membres varient
considérablement d'une seconde chambre à l'autre. Bien entendu, on peut en dire
autant de toutes les assemblées législatives, même dans les États monocaméraux.
Cependant, dans les parlements qui ont adopté le modèle britannique, les
chambres hautes diffèrent nettement plus entre elles que les chambres basses.
Au-delà des différences les plus évidentes touchant les modes de
sélection des membres, il y a celles qui concernent les pouvoirs réels des
chambres hautes. À cet égard, nous comparons souvent le Sénat canadien à la
Chambre des lords, puisque les deux semblent avoir de nombreuses
caractéristiques en commun. Or, Smith nous rappelle qu'il existe des
différences notables entre les deux. La Chambre des lords comptait, jusqu'à
récemment, beaucoup plus de membres que la Chambre des communes, ce qui la
distingue des autres chambres hautes. De plus, elle jouit de moins de pouvoirs
que le Sénat canadien. En revanche, le mode de sélection des sénateurs
australiens confère à la chambre haute une plus grande légitimité aux yeux du
public que ce n'est le cas au Canada, où les sénateurs sont nommés. Même si les
partisans d'une réforme du Sénat au Canada peuvent regarder avec envie le
modèle australien, il serait faux de penser que la Chambre haute australienne,
qui est censée être l'égale de la Chambre basse, n'est nullement critiquée dans
son pays.
Trop souvent, l'étude des secondes chambres est subordonnée à
celle des gouvernements représentatifs dans leur ensemble. Il n'est donc pas
étonnant que l'élaboration d'une théorie des secondes chambres soit si ardu. Le
bicaméralisme, comme théorie, manque d'indépendance, aux dires de Smith (p.
15). Les critiques reprochent souvent aux chambres hautes de ne pas offrir tel
type de représentation, alors qu'au départ, elles n'ont pas été conçues pour
jouer ce rôle. Ainsi, les Canadiens sont prompts à blâmer le Sénat parce que
les provinces n'y sont pas également représentées. Pourtant, contrairement aux
sénats américain et australien, il n'a jamais été du ressort de la Chambre
haute du Canada de représenter des entités infranationales et encore moins de
leur assurer une représentation égale. Le Sénat canadien devait représenter les
régions et non les provinces canadiennes. Par contre, des dispositions
constitutionnelles, comme la clause sénatoriale, accordent une masse critique
de représentants aux petites provinces (plus particulièrement
l'Île-du-Prince-Édouard, sans toutefois se limiter à celle-ci historiquement),
à la Chambre des communes et non au Sénat.
Il s'agit probablement là du principal intérêt de l'ouvrage. En
plus d'évoquer les nombreuses études et analyses comparatives (qui ne sont pas
à négliger), Smith insiste sur la caractéristique centrale des chambres hautes.
Les citoyens ne devraient pas envisager le bicaméralisme comme une méthode
infaillible pour assurer une bonne gestion des affaires publiques. Le
bicaméralisme permet de mettre un frein aux actions précipitées. Selon Smith,
il repose sur l'obstruction plutôt que sur l'habilitation; en fait, il réprime
l'action du gouvernement (p. 176). Le Sénat canadien, comme le Sénat américain
et la Chambre des lords, a été conçu comme un organe modérateur. Un
gouvernement qui prend des décisions hâtives n'est pas nécessairement un bon
gouvernement. Quand on comprend cela, on voit bien qu'on ne peut pas changer le
Sénat canadien sans que cela ait des répercussions sur d'autres aspects de la
démocratie canadienne, qu'il s'agisse du fédéralisme, de la Chambre des
communes ou des tribunaux. De plus, une telle réforme compromettrait l'excellent
travail des sénateurs, qui est souvent peu signalé.
Voilà le thème central de l'ouvrage de Joyal. Coiffé du titre
provocateur Protéger la démocratie canadienne : le Sénat en vérité, l'ouvrage
jette un regard moins critique, mais tout aussi pertinent sur le Sénat. Il
s'agit essentiellement d'un ouvrage d'universitaires, même si deux membres de
la Chambre haute, les sénateurs Murray et Joyal, y ont aussi contribué, à
raison d'un chapitre chacun (ainsi que le professeur Gil Rémillard, ex-ministre
provincial de la Justice, qui signe un chapitre se situant à cheval sur les
deux positions). Il y a lieu de se réjouir du fait que des politiciens actifs
participent à un ouvrage portant sur leur propre chambre, même s'il est vrai
que leur apport peut servir davantage à excuser les travers qu'à analyser
objectivement les avantages et les inconvénients de cet organe législatif. Trop
souvent nous, universitaires, croyons que les politiciens ont tout à apprendre
de nous et qu'eux n'ont rien à nous apprendre. Les professeurs peuvent aussi
commettre l'erreur de se croire, du haut de leur tour d'ivoire, à l'abri de la
réalité parfois pénible de la vie politique et de tous ses petits détails. Cet
ouvrage fait exception à la règle à cet égard et devrait, en fait, servir de
modèle pour l'examen d'autres institutions.
Comme Smith, les auteurs de Protéger la démocratie canadienne
voient une utilité aux institutions inspirées du modèle britannique. Janet
Ajzenstat, dans son historique des origines, des buts et de l'évolution des
institutions parlementaires, conclut qu'il n'y a pas de meilleure forme de
gouvernement dans le monde moderne que la démocratie parlementaire libérale.
Cette affirmation est peut-être un peu péremptoire pour les
partisans d'un changement institutionnel à grande échelle. Mais, comme bon
nombre des autres auteurs de l'ouvrage le soulignent, le Sénat actuel fait de
l'excellent travail. Comme le mentionne C.E.S. Franks dans son chapitre, les
comités du Sénat effectuent des études détaillées et approfondies sur toutes
sortes de sujets, allant de la pêche aux affaires étrangères, en passant par
les finances. Comme le fait valoir Franks, les médias et les détracteurs du
Sénat passent trop souvent sous silence ces rapports de grande qualité.
En plus de ce travail d'enquête, le Sénat mène des débats
constructifs sur les mesures législatives proposées, comme l'expliquent Paul
Thomas et David Smith dans leurs chapitres. Parce qu'il n'est pas pressé, du
fait de son indépendance par rapport au gouvernement au pouvoir, le Sénat peut
prendre le temps non seulement de réfléchir aux mérites des projets de loi,
mais aussi d'entendre le point de vue de la population canadienne. Citant en
exemple la Loi de clarification, Smith fait valoir, à juste titre, que la
Chambre des communes a nettement moins consulté la population sur cette loi
cruciale que la Chambre haute. Les témoins entendus par le Comité spécial du
Sénat ont, en effet, disposé d'une heure et demie en moyenne pour présenter
leur point de vue aux sénateurs (p. 242). Lowell Murray prétend que la
composition stable des comités et l'expérience législative accrue des sénateurs
confèrent au Sénat une riche mémoire institutionnelle. Le Sénat assure, en
fait, une protection nécessaire contre les vagues de changement qui secouent à l'occasion
la Chambre des communes (comme en 1984 et en 1993).
Il ne faut pas en conclure toutefois que le Sénat doit demeurer
tel quel. Les idées de réforme ne vont pas et ne doivent pas rester lettre
morte. Jack Stilborn met en relief les diverses tentatives de modernisation du
Sénat au cours des quarante dernières années. Pour les étudiants du premier
cycle qui ne seraient pas familiers avec les récentes tentatives de réforme
institutionnelle, ce chapitre récapitule en détail les principales propositions
de réforme et démontre que, malgré leur échec, celles-ci demeurent des bases
solides en vue de futures discussions sur la réforme du Sénat. Stilborn
reconnaît qu'il n'a guère été question récemment de la réforme du Sénat au
Canada. Il espère que, si les discussions sur la réforme reprennent, on tiendra
compte de la portée des propositions antérieures qui ont précédé à l'échec des
accords du lac Meech et de Charlottetown. David Smith prétend qu'une réforme du
Sénat sans modification constitutionnelle pourrait facilement connaître un
meilleur sort que les tentatives mégaconstitutionnelles antérieures.
À ce stade-ci de l'évolution politique du Canada, c'est un
changement sans modification constitutionnelle qui a le plus chance de
réussite. On pourrait d'abord commencer par revoir le mode de nomination des
sénateurs. Murray, Franks et d'autres ont raison d'affirmer que les bons coups
du Sénat sont trop souvent éclipsés par ses carences, dont il n'est même pas
responsable dans bien des cas. Pour bon nombre de Canadiens, la nomination des
sénateurs jusqu'à l'âge de 75 ans peut sembler exagérée. Mais, ce qui inquiète
surtout, c'est quand le premier ministre nomme des gens qui ont largement
dépassé le cap des 70 ans. Malgré la meilleure volonté du monde, ces sénateurs
ne réussiront jamais à maîtriser les rouages du Sénat pour un jour y jouer un
rôle utile et, encore moins, à contribuer à la mémoire institutionnelle, si
importante aux yeux du sénateur Murray. Par ailleurs, rien n'empêche les
premiers ministres de nommer plus de sénateurs indépendants ou de sénateurs
représentant les partis d'opposition. Les longues périodes de domination d'un
parti à la Chambre des communes attribuables aux caprices du système électoral
n'ont pas à être transposées au Sénat.
Bien entendu, des changements de cet ordre ne satisferont pas
les Canadiens qui réclament des changements structuraux d'envergure. Il est
facile d'imaginer que n'importe quel changement autre que l'abolition du Sénat
ou l'établissement d'un sénat selon la proposition « des trois e »
n'aura pas leur appui. Le Sénat n'a pas la faveur du public et constitue une
proie idéale pour les critiques. Avant de s'en prendre au Sénat, il faut
toutefois tenir compte du rôle et des fonctions qui lui ont été dévolus au départ.
C'est précisément ce qui fait l'intérêt de ces deux ouvrages.
Nul besoin d'être d'accord avec l'ensemble du contenu de ces ouvrages ou même
avec tout ce que le Sénat fait ou ne fait pas pour comprendre l'argument
crucial de ces auteurs. D'une certaine façon, le Sénat a sa raison d'être. Il
doit faire obstacle à toute action précipitée et représenter les intérêts que
la Chambre des communes ne représente pas.
David Docherty, Ph.D.
Directeur,
Département
de science politique
Université
de Waterloo
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