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Habituellement,
les législateurs canadiens n’ont pas une longue carrière politique. Dans la
plupart des assemblées législatives, le taux de roulement est tel qu’on est
considéré comme un ancien après deux ou trois mandats. Il y a bien sûr des
exceptions partout. Au Manitoba, les deux plus anciens députés sont Harry Enns
et Len Evans. M. Enns, un député progressiste-conservateur, a été élu pour la
première fois en 1966 et a été réélu à huit reprises depuis. Actuellement
ministre de l’Agriculture, il a aussi détenu plusieurs autres portefeuilles,
dont les Mines et Ressources naturelles, les Travaux publics, la Voirie et les
Services gouvernementaux. Pour sa part, Len Evans, un député néo-démocrate, a
été élu pour la première fois en 1969. Il est présentement porte-parole de
l’Opposition pour les questions liées aux finances et il a déjà occupé le poste
de ministre des Mines et des Ressources naturelles et, plus tard, celui de
ministre de l’Industrie et du Commerce. MM. Enns et Evans ont été interviewés
par Gary Levy en mai1996.
Comment
en êtes-vous venu à faire de la politique?
Harry
Enns : Je vivais dans la région des lacs, au Manitoba. Les terres agricoles
n’y sont pas aussi bonnes qu’ailleurs dans la province et la région était donc
admissible à une aide dans le cadre d’un programme fédéral-provincial de
développement (ARDA).
J’étais
alors l’un des nombreux résidants locaux qui s’occupaient de coordonner les
activités de développement et cela m’a poussé à participer davantage à la vie
publique.
Len
Evans : En 1953, alors que j’étais encore étudiant, je me suis présenté comme
candidat pour la Fédération du Commonwealth coopératif (CCF). J’étais l’agneau
qu’on sacrifiait à Saint-Boniface, une circonscription détenue depuis plusieurs
années par les libéraux. J’ai quand même réussi à finir second, devant le
candidat conservateur qui était maire de Winnipeg.
Après
avoir obtenu mon diplôme, j’ai accepté un emploi à Ottawa avec le Bureau
fédéral de la statistique et j’ai oublié la politique. La famille avait
toutefois hâte de retourner au Manitoba et c’est ce que nous avons fait dans
les années 60. Je suis devenu professeur à l’Université de Brandon et j’aimais
bien l’enseignement, mais, en 1969, j’ai été saisi par le climat d’euphorie
qu’a suscité l’élection d’Ed Schreyer à la tête du NPD. J’ai décidé de me
présenter une nouvelle fois tout en m’attendant bien à perdre. Je me suis
plutôt fait élire et je suis demeuré en poste depuis. Il est difficile de
quitter la politique même si vous le souhaitez. Les militants comptent sur vous
pour conserver le siège. Je suis donc resté dans l’arène politique plus
longtemps que je ne l’avais prévu.
Quelle
a été votre impression lors de votre première session?
Harry
Enns : Comme de nombreux députés, j’ai dû me faire à l’idée qu’un élu peut
parfois prendre certaines initiatives, mais qu’il lui faut aussi suivre la
ligne du parti. C’est encore aujourd’hui l’une des leçons que les nouveaux
députés doivent apprendre.
Il y a
30 ans, les simples députés étaient probablement plus libres d’agir et de parler
comme ils l’entendaient. De nos jours, les nouveaux députés doivent vite
apprendre à suivre les directives du whip.
Len
Evans : L’Assemblée législative correspondait plus ou moins à ce que j’avais
prévu. Certains de mes amis avaient déjà été députés et il n’y eut donc pas de
grandes surprises. Ce dont je me rappelle le plus, c’est de l’enthousiasme débordant
qui régnait au sein de notre parti. Nous formions le premier gouvernement
néo-démocrate de la province et, même si nous étions minoritaires, nous
voulions réaliser beaucoup de choses, comme éliminer les cotisations pour
l’assurance-maladie et établir un régime public d’assurance-automobile.
Quelles
sont les principales différences aujourd’hui?
Harry
Enns : Au début, l’Assemblée législative ne siégeait que de janvier à mai.
Aujourd’hui, le parlementaire occupe un emploi à temps plein. L’État est présent
dans un plus grand nombre de secteurs et les exigences sont donc plus grandes
vis-à-vis les législateurs. Une autre grande différence est qu’à cette époque,
nous avions de l’argent à dépenser, tandis que nous sommes tous aujourd’hui
préoccupés par les réductions budgétaires. Nous avons présenté une loi sur
l’équilibre budgétaire et nous sommes résolus à réduire et à un jour éliminer
la dette de la province.
Len
Evans : Pour moi, la principale différence réside dans le fait que je siège
maintenant dans l’opposition après avoir passé mes premières années au sein du
gouvernement, au centre de l’action. Il peut être très frustrant d’être dans
l’opposition. Nous pouvons faire des discours, mais nous ne pouvons
habituellement pas provoquer beaucoup de changements.
Pour ce
qui est des ressources et des installations dont on dispose, il y a de grandes
différences. Aujourd’hui, nous bénéficions d’un personnel de recherche et de
certains fonds pour notre bureau de circonscription. Anciennement, les députés
de l’opposition n’avaient même pas de bureau. Ils devaient parfois rencontrer
leurs électeurs dans les corridors ou à la cafétéria.
Quant aux
finances de la province, il y a une différence, mais notre parti est d’avis
qu’il faut établir un ordre de priorités plutôt que de s’inquiéter du montant
total des dépenses. Par exemple, nous nous sommes opposés au versement d’une
subvention de 40 millions de dollars pour sauver les Jets de Winnipeg ou à la
conclusion d’un contrat de 4,5 millions de dollars avec des experts-conseils
américains pour savoir où couper dans notre système de santé. Nous sommes
contre les subventions à des entreprises privées rentables.
Personnellement,
je crois que le gouvernement pourrait emprunter davantage de la Banque du
Canada plutôt que des banques privées de manière à ce que les intérêts
retournent à l’État. Une bonne partie de l’effort de guerre a été financée de
cette façon. Bien sûr, les milieux financiers ne s’intéressent pas à cette
formule. Bon nombre des plus grands dénonciateurs des déficits font une fortune
en prêtant de l’argent à l’État.
Il y a
beaucoup plus de choses qu’on pourrait faire plutôt que d’adopter une loi sur
l’équilibre budgétaire, qui constitue en grande partie un exercice de relations
publiques.
Pouvez-vous
comparer les premiers ministres avec lesquels vous avez travaillé?
Harry
Enns : J’ai travaillé avec quatre premiers ministres : Duff Roblin, Walter
Weir, Sterling Lyon et Gary Filmon. Chacun avait une manière légèrement
différente de traiter avec le caucus. Je pense que, de nos jours, le caucus
participe beaucoup plus aux décisions politiques qu’au moment où j’ai été élu
député pour la première fois.
Pour
réussir, tout chef doit être en mesure d’attirer des gens afin de défendre les
couleurs du parti. Au Manitoba, étant donné qu’une majorité de trois ou quatre
sièges représente habituellement une grosse majorité, il est impératif de
disposer de solides candidats locaux.
J’ai été
impressionné par la façon dont Duff Roblin a réussi à persuader des médecins et
des avocats prospères de tenter de se faire élire comme député alors que le
traitement des élus était très peu élevé.
Len
Evans : J’ai travaillé avec deux premiers ministres : Ed Schreyer et Howard Pawley. Le charisme et l’ambition constituent deux qualités essentielles d’un
chef. Une expérience comme député peut aussi aider. Ce qui a rendu Ed Schreyer
si efficace, c’est qu’il disposait de ces trois atouts.
Quant au
travail au sein du caucus et du Cabinet, le premier ministre Pawley est allé
extrêmement loin pour obtenir des consensus. Parfois, il pouvait faire le tour
d’une pièce trois fois afin de s’assurer que tout le monde était d’accord. Le
premier ministre Schreyer a aussi tenté de dégager des consensus, mais son
statut de « héros » au sein du parti lui a permis de faire davantage preuve
d’indépendance au moment de la prise des décisions.
Certains
membres du caucus ont probablement senti qu’ils ne participaient pas
suffisamment au processus décisionnel avec ces deux premiers ministres, mais je
pense que cela est inévitable dans notre système parlementaire. Les simples
députés déclareront toujours qu’ils n’ont pas été suffisamment consultés.
Pouvez-vous
nous mentionner certains débats dramatiques auxquels vous avez assisté à
l’Assemblée législative?
Harry
Enns : Le premier débat réellement difficile auquel j’ai participé est celui
qui a mené à la défaite du gouvernement Weir. Il portait sur le développement
hydroélectrique du Nord et l’impact qu’il aurait sur l’environnement. Sous de
nombreux angles, ce fut le début du mouvement environnemental au Canada.
Le débat
sur la création d’un régime public d’assurance-automobile proposé par le
gouvernement minoritaire du NPD a constitué un autre débat houleux. On se
bagarrait dans les corridors et, à un moment donné, des gardes de sécurité
armés étaient présents dans l’immeuble. Cette situation n’était pas réellement
surprenante, étant donné que beaucoup de compagnies d’assurance avaient leur
siège social à Winnipeg et qu’un grand nombre de gagne-pain étaient donc en
jeu.
Il y a eu
d’autres moments mémorables, comme lorsque le député d’arrière-ban
néo-démocrate James Walding a voté contre son parti et fait tomber le
gouvernement. De notre côté, nous pensions qu’il était mécontent et qu’il
pourrait voter contre son parti à un moment donné. M. Walding a appuyé le
gouvernement lors de l’étude du discours du Trône, mais il s’est refusé à le
faire lors de l’étude du budget, et c’en était fait du gouvernement.
La
tentative d’élargissement des services bilingues au-delà de ce qui était exigé
par la loi fédérale nous a aussi rappelé des souvenirs amers au Manitoba.
Énormément de gens s’opposaient à cette mesure, comme l’ont montré les
plébiscites locaux et le courrier envoyé aux députés. J’étais alors leader
parlementaire de l’opposition et nous avions décidé de boycotter les travaux de
l’Assemblée législative et de laisser la sonnerie d’appel retentir. Le
gouvernement a finalement dû faire marche arrière.
Un autre
moment dramatique fut lorsqu’Elijah Harper exerça son droit de député et refusa
de donner son consentement afin d’accélérer l’adoption de la modification
constitutionnelle connue sous le nom de l’Accord du lac Meech. Ce fut le début
de la fin pour cet accord.
Len
Evans : Le débat sur le régime d’assurance-automobile a certainement été
mémorable. Lors d’une manifestation, on a dénombré environ 5000 personnes sur
les pelouses, dont de nombreux employés des compagnies d’assurance qui leur
avait donné congé ce jour-là. Les tribunes étaient remplies de gens portant des
brassards noirs. Lorsque nous avons décidé d’avoir recours aux agents
d’assurance existants pour administrer le système, l’opposition s’est effondrée
et ce programme constitue l’un des plus populaires de l’État aujourd’hui.
Le débat
sur l’Accord du lac Meech a constitué réellement un moment dramatique pour moi.
J’étais contre l’Accord, non pas parce que je ne voulais pas que le Québec
dispose de pouvoirs spéciaux, mais parce que je ne croyais pas que des pouvoirs
supplémentaires devaient être également accordés à toutes les provinces. Après
avoir vu les chefs de parti se rendre à Ottawa en juin et revenir avec un
« compromis », on suggéra aux députés d’adopter l’Accord. J’ai refusé, comme le
montre le compte rendu du débat tenu à ce moment-là. Je me suis dissocié de mon
parti sur cette question. En fait, mon bureau est devenu le centre névralgique
où Ovide Mercredi, Phil Fontaine, Elijah Harper et d’autres discutaient de la
stratégie à suivre pour stopper l’adoption de l’Accord.
Je
voulais imiter Elijah Harper et refuser de donner mon consentement, mais Ovide
Mercredi souhaitait qu’on continue à mettre l’accent sur la question autochtone
et je m’en suis tenu à cette stratégie.
La
défaite du gouvernement Pawley à la suite de la défection de l’un de nos
députés mécontents a constitué un moment difficile, étant donné surtout que
nous sommes dans l’opposition depuis. Je me considérais comme un proche ami de
James Walding et je ne savais pas qu’il allait voter contre nous ce soir-là.
Y
a-t-il des réformes que vous apporteriez à l’Assemblée législative?
Harry
Enns : Je pense que nous perdons des occasions de tenir des débats. C’est,
selon moi, la faute de la télévision, qui nous encourage à limiter nos
interventions à 30 secondes.
Il nous
faut utiliser davantage les comités permanents et spéciaux de l’Assemblée
législative. Ces comités devraient devenir des tribunes où l’on débat des
politiques publiques. Ils devraient se réunir plus souvent lorsque l’Assemblée
législative ne siège pas.
La façon
dont le budget des dépenses est étudié par le Comité des crédits constitue un
autre problème, même si je n’ai pas ici de solutions à offrir. Cette étude
donnait lieu dans le passé à des débats très larges où les députés des deux
côtés interrogeaient les ministres sur la façon dont leur ministère avait
dépensé les fonds qui leur avaient été accordés. Aujourd’hui, ce sont les
porte-parole de l’opposition ayant des responsabilités spéciales qui
remplissent cette fonction, et le débat se transforme en un dialogue dont la
plupart des autres députés sont exclus.
Len
Evans : Les dernières réformes constituent un pas dans la bonne direction, en
particulier en ce qui touche à la réduction de la longueur des discours. Nous
avons tendance à consacrer beaucoup de temps au budget des dépenses, ce qui
peut parfois sembler peu utile, encore que cela dépende de la situation
politique. Ainsi, vous pouvez être certain que le ministre des Services
correctionnels sera sur la sellette à la suite des émeutes survenues dans les
prisons.
Comme
notre Assemblée législative ne compte que 57 députés, chacun d’eux a amplement
l’occasion de jouer un rôle important. Les votes sont serrés et les députés
exercent une grande influence, peut-être davantage que dans les autres
provinces.
Une chose
qui me préoccupe, c’est que le présent gouvernement a établi certains comités
qui ne comptent aucun membre de l’opposition et qui se déplacent dans la
province afin de consulter la population. Je crois qu’il s’agit là d’un
travestissement du gouvernement parlementaire et que ce sont les comités
législatifs qui devraient se charger de ce travail.
La
Constitution a représenté un thème politique important au Manitoba. Que pensent
aujourd’hui les Manitobains de questions comme l’indépendance du Québec ou la
réforme constitutionnelle?
Harry
Enns : Notre situation financière actuelle nous a forcés à écarter la
Constitution de notre programme. Parmi les provinces de l’Ouest, le Manitoba
semble parfois hésiter entre un accroissement des pouvoirs des provinces et un
gouvernement central fort. Toutefois, je crois que les Manitobains sont en
général satisfaits de la Constitution actuelle.
Nous
avons probablement trop parlé de la question constitutionnelle. La popularité
dont bénéficie actuellement et depuis un certain temps le gouvernement fédéral
est attribuable au fait qu’il hésite beaucoup à se pencher de nouveau sur les
problèmes constitutionnels.
Len
Evans : La solution que je préfère, soit un fédéralisme asymétrique avec
certains pouvoirs spéciaux pour le Québec, n’est pas acceptable pour des premiers
ministres comme Ralph Klein de l’Alberta et d’autres. Quant aux Manitobains, je
crois qu’ils sont tout simplement fatigués d’entendre parler de cette question.
Y
a-t-il un élément qui différencie le climat politique au Manitoba par rapport à
celui qui existe dans les autres provinces?
Harry
Enns : Le Manitoba est exceptionnel en ce sens qu’il est maintenant possible
d’obtenir une bonne majorité sans avoir gagné un seul siège dans les
circonscriptions rurales.
À titre
de député d’une région rurale, cela m’inquiète parce que je sais que le rôle
d’un député d’une circonscription rurale est très différent de celui d’un
député d’une circonscription urbaine. Nous avons des rapports plus directs avec
les électeurs. Lorsqu’une route doit être réparée, c’est nous que les électeurs
appellent, alors qu’à Winnipeg, ce sont souvent les fonctionnaires municipaux
qui reçoivent ces appels.
Les
députés des circonscriptions rurales ont aussi tendance à avoir de plus longues
carrières et sont moins susceptibles que les autres d’être balayés (ou élus)
dans le sillage d’un chef populaire. Dans le passé, les questions rurales
dominaient les débats, mais ce sont maintenant les questions urbaines qui
l’emportent.
Je pense
qu’il faudrait songer à modifier cette tendance. Dans une certaine mesure, ce
problème se présente également à l’échelle nationale. Le Sénat constituerait
peut-être l’institution voulue pour s’assurer que les régions rurales
bénéficient d’une représentation égale à celles des régions urbaines malgré
leur population.
Len
Evans : Au Manitoba, la politique est marquée par la très faible majorité dont
dispose actuellement le gouvernement à l’Assemblée législative. Les chefs
changent, les partis changent, mais il semble que les résultats soient toujours
très serrés.
Les
conservateurs peuvent compter sur un noyau de 20 sièges sûrs dans le Manitoba
rural tandis que le NPD n’a pratiquement aucun siège sûr dans les régions
urbaines. Je m’opposerai à des mesures visant à accorder au Manitoba rural
davantage que sa juste part de sièges. Ce n’est pas la région rurale du sud qui
souffre d’un réel problème de représentation, mais les vastes territoires du
nord qui sont peu peuplés. Je plains les députés qui doivent représenter de si
vastes régions.
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