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Jugement rétrospectif : Le processus spécial d’examen par la Chambre des communes des candidats à la Cour suprême
Erin Crandall; Andrea Lawlor

En 2006, on a présenté aux Canadiens un nouveau processus parlementaire pour l’examen ponctuel des candidats à la Cour suprême avant leur nomination. Dans cet article, les auteures explorent la façon dont les médias de langue anglaise ont abordé cette procédure de nomination et d’examen. Elles soulignent entre autres que les médias ont mis l’accent sur les conflits entourant la procédure plutôt que sur l’examen des candidats eux-mêmes, et concluent qu’il reste à déterminer si la procédure d’examen parlementaire a effectivement permis d’éclairer les Canadiens.

Le mode de nomination à la Cour suprême est l’objet de critiques qui reviennent fréquemment1. La procédure de sélection, qui relève traditionnellement de l’exécutif, a été scrutée à la loupe. Cependant, peu de gens contestent la qualité des juges qu’elle produit. Cela dit, une défense pragmatique de cette procédure de nomination est depuis longtemps insuffisante. Les juges de la Cour suprême sont tout simplement trop importants et ont trop de pouvoir pour être choisis à l’issue d’un processus dénué de toute exigence officielle de transparence ou de reddition de comptes de la part des personnes qui jouent un rôle de premier plan dans leur sélection, à savoir le premier ministre et le Cabinet. À partir de 2004, les gouvernements tant libéral que conservateur semblaient être d’accord sur ce point. En 2006, les conservateurs ont proposé un processus spécial d’examen parlementaire selon lequel les députés interrogeraient les candidats potentiels au poste de juge à la Cour suprême avant leur nomination. On peut penser qu’il s’agit d’un pas dans la bonne direction. Néanmoins, ce changement aura sans doute été de courte durée : après seulement huit nominations à la Cour suprême, le gouvernement conservateur a confirmé en décembre 2014 qu’il laisserait tomber le processus d’examen parlementaire.

De nombreux Canadiens n’auraient rien su du nouveau mode de nomination des juges à la Cour suprême et de sa fin précipitée si la question n’avait pas été si médiatisée. En tant que plus importante source d’information du public sur les procédures et les processus décisionnels gouvernementaux, les médias pouvaient contribuer non seulement à couvrir, mais aussi à orienter le débat entourant le mode de nomination des juges à la Cour suprême. L’analyse de la couverture médiatique de langue anglaise des huit candidats à la Cour suprême depuis 2006 renseigne sur la manière dont les médias ont couvert la procédure de nomination, et en particulier la façon dont ils ont dépeint à l’intention des Canadiens le nouveau processus d’examen parlementaire.

Les résultats de notre analyse de la couverture médiatique de la nomination de juges à la Cour nous amènent à conclure que les médias ont amplifié dès le début les conflits entourant le nouveau processus. En fait, la couverture qu’ils ont faite des visions opposées du processus d’examen parlementaire l’a emporté sur leur examen des candidats à la magistrature eux-mêmes. Les médias ont fait une large place aux conflits partisans, en particulier la ferme dénonciation par le Parti conservateur de l’activisme judiciaire et les critiques du NPD au sujet de la sous-représentation des femmes parmi les juges nommés. Enfin, dans leur couverture des députés qui composaient le comité d’examen parlementaire, les médias ont parlé de manière disproportionnée des désaccords entre eux au sujet du processus lui-même et accordé fort peu d’importance à ce que ces députés pensaient des candidats. Leur tendance à donner dans les nouvelles sensationnalistes ou axées sur les conflits est à peine déphasée par rapport au vaste corpus de constatations sur la politique2 et les médias. Toutefois, il reste que les Canadiens ont été exposés au processus d’examen parlementaire dans l’optique de querelles partisanes. Il est donc fort possible qu’ils en aient moins appris sur les candidats potentiels au poste de juge à la Cour suprême que ce que visaient les objectifs.

La section qui suit présente un résumé de la procédure de nomination à la Cour suprême, des changements mis en place en 2004 et des événements qui ont finalement conduit à leur retrait, en 2014. Puis, nous expliquons en détail les résultats de notre analyse des médias et, en conclusion, nous offrons une réflexion sur les leçons à tirer des récentes nominations de juges à la Cour suprême lorsqu’on examine celles-ci sous l’éclairage des médias.

La nomination des juges de la Cour suprême

Au Canada, le gouverneur en conseil a le pouvoir de nommer des juges à la Cour suprême. Dans la pratique, cependant, c’est le premier ministre, en consultation avec le procureur général, qui exerce cette prérogative. Comme ce tribunal a le dernier mot en matière de droit fédéral comme de droit provincial, les provinces dénoncent depuis longtemps cette concentration du pouvoir entre les mains de l’exécutif fédéral. Il n’est donc pas surprenant que celle-ci ait fait l’objet de débats dans le cadre de toutes les initiatives récentes visant la réforme de la Constitution du Canada, de la Charte de Victoria (1971) à l’Accord de Charlottetown (1992).

La constitutionnalisation de la Charte canadienne des droits et libertés, en 1982, a considérablement élargi la juridiction de la Cour suprême. Celle-ci, qui était jusqu’alors principalement saisie du règlement de conflits privés, s’est vue transformée en un tribunal chargé de l’examen des lois publiques et des droits de la personne3. Devant l’importance politique grandissante de la Cour, le mode de nomination de ses juges a suscité une attention accrue. Cependant, contrairement aux initiatives précédentes, qui visaient à accroître la participation des provinces, les nouvelles propositions de réforme étaient souvent axées sur la participation du Parlement au processus de sélection des juges. Le Parti réformiste (1987-2000) en particulier, invoquant « l’activisme judiciaire » apparent de la Cour suprême, suggérait que le Parlement passe au crible les candidats4.

Ces propositions de réforme ne sont pas allées très loin sous le leadership du premier ministre libéral Jean Chrétien (1993-2003). Cependant, elles ont rapidement été reprises à l’élection du nouveau chef du Parti libéral, Paul Martin, en 2003. En raison de la courte durée du mandat du gouvernement de Paul Martin (2003-2006), les réformes réclamées par les libéraux n’ont pas été entièrement mises en œuvre, mais l’initiative de réforme du mode de nomination des juges à la Cour suprême s’est poursuivie sous le Parti conservateur quand celui-ci a pris le pouvoir, en janvier 20065.

Ces réformes du mode de nomination comportaient deux nouveautés qu’il convient de noter particulièrement : 1) lorsqu’un poste devient vacant à la Cour, un comité d’examen composé de députés serait dorénavant mis sur pied, et on lui demanderait d’examiner une liste des candidats du gouvernement (comportant de cinq à huit noms), que ce comité restreindrait ensuite à une courte liste de trois noms6; 2) on confierait à un comité spécial composé de députés le mandat d’interroger publiquement le candidat proposé par le gouvernement avant sa nomination7. À l’opposé, avant 2004, tous les volets de la procédure de sélection se déroulaient à huis clos. Même les noms des personnes et des associations consultées par le gouvernement n’étaient pas divulgués8.

On a eu recours à cette nouvelle procédure pour la première fois à l’occasion de la nomination du juge Marshall Rothstein, qui a comparu en grande pompe devant un comité public en février 2006. Toutefois, sans l’adoption d’un projet de loi ou d’une modification constitutionnelle, la nature officieuse de ces réformes signifiait que le gouvernement conservait un plein contrôle sur la procédure de nomination. En pratique, les critiques ouvertes étaient donc la seule sanction possible que le gouvernement pouvait subir s’il dérogeait à ces réformes. En fait, entre 2006, lorsque le processus d’audience en comité a débuté, et 2014, lorsque le gouvernement a annoncé qu’il avait l’intention de l’abandonner, seulement cinq des huit candidats du gouvernement ont directement fait l’objet d’une telle audience.

À partir de 2013, la longévité de ces réformes a été mise à l’épreuve par une série d’événements inhabituels. Dès octobre 2013, le premier ministre Harper a annoncé que le gouvernement avait choisi le juge Marc Nadon pour remplacer le juge Morris Fish, qui prenait sa retraite de la Cour suprême. Moins de six mois plus tard, le même tribunal déclarait dans l’affaire Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6 [2014] que le juge Nadon n’avait pas le droit d’y servir, et que sa nomination était nulle et non avenue. Cette décision en soi constituait un événement extraordinaire; son résultat était toutefois particulièrement remarquable compte tenu du nombre de supposés contrôles parlementaires dont le juge Nadon avait fait l’objet avant d’être nommé. Il ne faut donc pas s’étonner que la rigueur de la nouvelle procédure de nomination ait été mise en cause dans la foulée de la décision de la Cour9. Le gouvernement conservateur a réagi en contournant le processus d’audience et en remplaçant le juge Nadon par le juge Clément Gascon. Invoquant la divulgation par le Globe and Mail, en mai 2014, d’une liste restreinte de candidats comme motif pour ne pas recourir au processus d’audience en comité, le gouvernement a de nouveau contourné ce processus en nommant Suzanne Côté en décembre 2014. Lors de cette dernière nomination, il a annoncé qu’il ne demanderait plus aux députés d’examiner la liste des candidats à la Cour suprême qu’il choisissait ni de leur faire passer une entrevue, semblant plutôt prêt à reprendre l’approche préalable à 2006, selon laquelle les consultations et l’examen des candidats étaient sa chasse gardée.

Évaluation du recours à un comité d’examen parlementaire

À ce stade-ci d’apparente transition en ce qui concerne le mode de nomination à la Cour suprême, étudier la couverture médiatique peut nous aider à saisir la façon dont les médias ont présenté à la population le rôle du Parlement et de chaque député participant au processus de nomination canadienne. Les reportages en anglais consacrés aux huit candidats à la Cour suprême depuis 2006 par le National Post, le Globe and Mail, l’Ottawa Citizen, le Toronto Star, ainsi que la Presse canadienne (tous consultés sur Factiva de Dow Jones), nous renseignent sur la manière dont les médias ont décrit, d’une part, l’examen parlementaire, et, d’autre part, les parlementaires qui participaient au processus. La première s’avère importante en ce qu’elle illustre ce que les Canadiens étaient susceptibles de savoir au sujet de cette évolution vers une procédure plus responsable et transparente de nomination des juges à la Cour suprême, que l’institut Macdonald-Laurier10 a récemment qualifiés de « décideurs de l’année ». La valeur de la deuxième est que celle-ci permet d’évaluer les commentaires que les médias ont formulés à propos de la participation des députés à ce processus. Dans un système de gouvernement où l’exécutif est reconnu pour nommer par décret des juges et d’autres titulaires de poste de haute direction, l’adoption d’un mode de nomination plus axé sur les parlementaires aurait pu laisser croire que le pouvoir s’éloignait du centre. Cependant, l’information négative véhiculée par les médias pourrait tout aussi bien avoir fait ressortir la nécessité de mettre en place une procédure de nomination rapide, sans entrave, pilotée par l’exécutif. L’analyse du contenu de la couverture médiatique s’étend de la journée de l’annonce d’une nomination jusqu’à une semaine après la confirmation de cette nomination par le premier ministre. On y évalue aussi le traitement que les médias ont réservé aux députés pendant les nominations en relevant le nombre de fois où ils ont évoqué les comportements de certains députés ou leurs observations concernant la procédure de nomination.

Un examen des 211 articles recueillis montre deux types de reportages sur les nominations : des reportages concernant le processus (reportages traitant de la mise en œuvre du processus spécial d’examen parlementaire comme tel) et des reportages liés au contenu des audiences (reportages sur les audiences). Nous pouvons diviser chacune de ces deux catégories en quatre sous-catégories. Dans les reportages sur le processus, nous avons détecté quatre sous-thèmes : 1) de l’information factuelle sur le processus d’audience (par exemple, « Un comité de 12 membres examinera publiquement le juge Rothstein lundi – il s’agit de la première fois qu’un juge est mis sur la sellette de la sorte au Canada »); 2) la contestation du processus d’audience ou la controverse que celui-ci a soulevée (par exemple, « La décision de Steven Harper de tenir une telle audience avait déjà suscité la controverse et fait craindre la possibilité que celui-ci politise le système judiciaire »); 3) la contestation du processus de sélection préalable à l’audience ou la controverse à ce sujet (par exemple, « La proposition du juge Cromwell signifie que le gouvernement fait fi de la province de TerreNeuve, qui n’a jamais eu de juge siégeant à la Cour suprême et mène une campagne fougueuse de lobbying. »); 4) la contestation du candidat ou la controverse à ce sujet (par exemple, « Le néo-démocrate Joe Comartin s’est dit préoccupé par le fait que le juge Moldaver ne parle pas le français. »). Les reportages sur les audiences peuvent également être divisés de nouveau en quatre sous-thèmes : 1) les inquiétudes concernant le fait que la composition de la Cour suprême présente un déséquilibre entre les hommes et les femmes (par exemple, « La nomination du juge Wagner modifie l’équilibre entre les sexes à la Cour – il n’y aura plus que trois femmes juges, au lieu de quatre, maintenant qu’un homme succède à la juge Marie Deschamps. »); 2) les considérations relatives à la Charte (par exemple, « M. Cotler a déclaré que son parti pourrait également s’informer des répercussions de la Charte des droits au Canada. »); 3) les mentions de transparence et de responsabilité (par exemple, « Cette audience marque un geste sans précédent en vue de l’adoption de l’approche plus ouverte et responsable en matière de mise en nomination à laquelle la population canadienne a droit, a conclu le premier ministre. »); 4) l’activisme judiciaire (par exemple, « Son gouvernement estime que certaines choses devraient être laissées au Parlement, et que certains juges outrepassent parfois leur compétence11. »)

Lorsqu’on examine la couverture accordée à chacun de ces thèmes, à la lumière de la figure 1, on peut observer qu’il y avait auparavant davantage de reportages dans les médias présentant de l’information factuelle sur les audiences relatives aux nominations. En effet, grâce aux médias, les gens avaient accès à beaucoup d’information au cours de la première audience (juge Rothstein), à une quantité modérée d’information dans le cas des juges Moldaver et Karakatsanis (qui ont comparu en même temps dans le cadre d’une audience conjointe) et encore une fois dans le cas du juge Wagner, mais à très peu pour le juge Nadon. Naturellement, on dispose de très peu d’information factuelle à propos du processus d’audience dans le cas des juges Cromwell, Gascon et Côté, au sujet desquels le premier ministre a donné la directive de court-circuiter complètement le processus. Toutefois, les nominations des juges Gascon et Côté ont été amplement critiquées en ce qui concerne le processus d’audience ou plutôt le choix du gouvernement de tout simplement omettre cette étape. Les plus importantes critiques à l’égard du processus de sélection ont accompagné la couverture de la nomination du juge Nadon. La couverture courante entourant ce qui aurait pu être la nomination du juge Nadon a été remplacée par une image médiatique de la contestation judiciaire de cette nomination. La nomination des juges Moldaver et Karakatsanis a aussi soulevé beaucoup de controverses. Le juge Moldaver, qui a été vivement critiqué parce qu’il n’était pas bilingue, a fait l’objet d’une attention négative de la presse après s’être fait interroger avec insistance par le député néo-démocrate Joe Comartin, tandis que la juge Karakatsanis a été mise sous les feux de l’actualité en raison de son manque d’expérience des procès et des relations qu’elle avait entretenues avec le gouvernement progressiste-conservateur de l’Ontario dirigé par Mike Harris. Une attention médiatique modérée a également été consacrée à la controverse au sujet de la nomination de la juge Côté et de ses liens avec une affaire concernant le lobby du tabac.

Si l’on examine les reportages sur le contenu des audiences, la figure 2 nous montre que deux sujets ont été largement couverts. Au cours des trois premières audiences, les médias ont discuté de plus en plus des questions relatives à la Charte. Cependant, le sujet de la discussion a changé, passant de la prise de décision à la représentation lorsque les médias ont commencé à couvrir le déséquilibre entre les sexes à la Cour, après la retraite de la juge Marie Deschamps, en 2012. Ils ont abordé les inquiétudes au sujet de l’activisme judiciaire, bien que seulement lors de la nomination du juge Rothstein (à la suite des questions exploratoires des députés conservateurs pendant les audiences), ainsi que les audiences des juges Karakatsanis, Moldaver et Wagner. En quelque sorte, l’audience du juge Wagner a représenté un moment décisif dans la couverture du contenu du processus d’audience. Alors qu’au cours des premières audiences, une couverture était accordée aux considérations axées sur les politiques, comme l’interprétation des lois et de la Charte par les tribunaux, celle-ci a fait place à des reportages sur les conflits partisans parce que le gouvernement avait omis de rétablir l’équilibre entre les sexes à la Cour, lequel déséquilibre a subsisté jusqu’à la nomination de la juge Côté. Les médias ont analysé la question de la transparence de façon intermittente jusqu’à la dernière nomination, au moment où la presse et la collectivité juridique ont critiqué vertement le gouvernement d’être revenu sur son engagement à adopter un processus plus ouvert.

L’étude du point de vue des médias à l’égard du processus et du contenu des audiences nous renseigne sur le processus dans son ensemble. Toutefois, si nous examinons la couverture des membres du comité dans le contexte de ces audiences, nous pourrons mieux analyser la manière dont les médias ont dépeint ces députés comme étant soit utiles, soit nuisibles au processus. Lorsqu’on analyse les données provenant des médias pour y chercher des mentions des députés qui faisaient partie de chaque comité, on peut trouver six thèmes : 1) les soutiens au candidat (par exemple, « M. Comartin a souligné que le juge Cromwell était “parfaitement qualifié”. »); 2) les critiques du candidat (par exemple, « Selon le Bloc, l’incapacité du juge Rothstein de parler français et son manque de connaissance du Code civil du Québec devraient l’empêcher d’être nommé à la Cour suprême. »); 3) les messages d’absence de conflit au sujet du processus (par exemple, « Barnes affirme que les libéraux vont être “respectueux” lorsqu’ils demanderont au juge Rothstein d’exprimer son point de vue sur divers sujets. »); 4) les critiques à l’égard du processus d’audience (par exemple, « Comartin affirme que l’audience ne produira pas beaucoup d’information utile. »); 5) l’information factuelle sur l’audience (par exemple, « Le ministre de la Justice, Vic Toews, présidera ce comité, auquel participera son prédécesseur libéral, Irwin Cotler. »); 6) les questions de fond liées aux politiques ou au candidat (par exemple, « M. Ménard entend également poser des questions plus vastes au juge Rothstein sur sa vision de l’évolution du droit canadien. »)

Encore là, les médias ont plutôt tendance à décrire les conflits, qui contribuent à une part croissante de la couverture des députés à mesure que les audiences se poursuivent. Malheureusement, pour ce qui est de renseigner la population, il semble qu’ils parlent peu des éléments plus fondamentaux, tels que des questions liées aux politiques ou des questions axées sur la vision qu’ont les juges du rôle des tribunaux. Autrement dit, au cours des audiences, les médias n’ont pas fait de lien entre les députés et la cueillette de renseignements, les représentant plutôt comme des partisans à tendance conflictuelle. S’ils ne se sont pas tant attaqués ouvertement aux candidats désignés eux-mêmes, sauf dans le cas de l’audience des juges Karakatsanis et Moldaver, au cours de laquelle des députés s’en sont pris à l’unilinguisme du juge Moldaver, ils ont aussi très peu vanté leurs mérites. Alors qu’on a entendu des messages sur l’absence de conflit et la collaboration « avec l’autre côté de la Chambre » lors de l’audience du juge Rothstein, les audiences suivantes ont dégénéré en procédures accusatoires que l’on associe habituellement au Parlement. Selon les médias, les députés semblaient moins soucieux d’examiner les candidats, comme ils étaient censés le faire, que de se livrer à des conflits partisans. Bref, ceux qui avaient espéré qu’avec le processus spécial d’examen par un comité parlementaire, les députés seraient moins représentés comme étant habités par une rancœur partisane ont ultimement été déçus.

On a mentionné que les audiences parlementaires offraient une occasion unique aux Canadiens d’apprendre à connaître les juges de la Cour suprême avant que ceux-ci ne prennent place sur le banc12. Cependant, quand on tient compte du fait que la plupart des gens ont probablement pris connaissance du processus et du contenu de ces audiences par l’entremise des médias, la preuve de cet objectif louable n’est guère convaincante. La première audience en comité, celle du juge Rothstein, a, sans l’ombre d’un doute, atteint un sommet sur le plan de l’exhaustivité de la couverture médiatique. Toutefois, à l’aune de cette couverture, la valeur éducative du nouveau processus semble avoir diminué avec le temps. Il faut le reconnaître, cela peut être attribuable à la faiblesse du contenu produit par le processus même d’examen en comité, car les députés avaient tendance à poser des questions qui manquaient de substance13. Toutefois, il demeure que le rayonnement médiatique des nominations durant près de dix ans n’a pas fourni d’information particulièrement remarquable sur les candidats ni sur le mode de nomination. De plus, l’ajout du processus d’examen parlementaire n’a pas accru de manière marquée la couverture médiatique des nominations à la Cour suprême. Si l’on utilise le Globe and Mail comme baromètre pour mesurer la couverture nationale de la nomination des juges de 1997 à 2014, on peut voir que les deux juges mentionnés le plus souvent dans les médias étaient la juge Louise Arbour (nommée en 1999), qui a fait l’objet de 40 reportages, et le juge Marc Nadon, avec 28 reportages. En revanche, les autres nominations ont donné lieu à 8 reportages chacune en moyenne. La première comparution du juge Rothstein devant le comité parlementaire a également retenu une attention des médias supérieure à la moyenne pour la période examinée (13 reportages), mais la célébrité (la juge Arbour étant une haute fonctionnaire des Nations Unies) et le sensationnalisme (la nomination du juge Nadon ayant été contestée en vertu de la Constitution) ont attiré la plus grande couverture médiatique. En d’autres termes, en dépit du nouveau mode de nomination, les médias n’ont pas parlé davantage des juges nommés à la Cour suprême. Dans l’ensemble, la valeur éducative ajoutée du processus d’examen par un comité parlementaire semble au mieux discutable.

Le contrôle du Parlement sur les nominations à la Cour suprême : regard sur l’avenir

Alors que l’intégrité et la justesse du mode de nomination à la Cour suprême sont mises en question, quel éclairage cette analyse des médias nous fournit-elle? En tout premier lieu, ce qui n’est pas surprenant pour ceux qui suivent déjà la couverture médiatique de la Cour suprême, le nouveau mode de nomination a souvent soulevé la controverse. Qu’il s’agisse du déséquilibre entre les sexes à la Cour, d’un candidat controversé ou du mode de nomination en soi, les médias avaient tendance à couvrir les aspects conflictuels. Ensuite, bien que la première nomination faite en vertu de la nouvelle procédure se distingue par l’exhaustivité de sa couverture, les médias n’ont pas poursuivi sur cette lancée dans le cas des nominations ultérieures. La question demeure donc de déterminer si le processus d’examen parlementaire présentait une importante valeur éducative. En gros, les conclusions du présent article sont semblables à celles d’autres études des médias concernant la Cour suprême, qui ont permis de constater que « la couverture commence et se termine par la politique14 ».

À cet égard, il est intéressant de se pencher sur les circonstances qui ont amené le gouvernement à abandonner publiquement les réformes que le premier ministre Harper avait qualifiées de « démarche sans précédent vers l’approche que les Canadiens méritent, c’est-à-dire une approche axée sur une plus grande ouverture et une plus grande imputabilité15 ». Certes, la nomination avortée du juge Nadon et la divulgation de la liste restreinte de candidats semblent être des catalyseurs, mais il est impossible de les imputer au nouveau mode de nomination à lui seul. La motivation à l’origine de la fin abrupte du processus ne paraît pas être le fait que ses objectifs prétendus, à savoir créer un processus plus transparent et « présenter » le juge entrant au public, n’ont pas été atteints ni que le processus a entraîné un interrogatoire musclé des candidats au sujet de leur expérience juridique (une critique fréquemment formulée à l’égard de l’approche américaine de la nomination des juges à la Cour suprême). En effet, comme l’analyse des médias effectuée ici porte à le croire, l’échec du processus pourrait s’expliquer, du moins en partie, par une conséquence imprévue : en faisant participer des députés au processus de nomination, on a également rendu ce processus plus explicitement partisan, ce qui en retour a suscité des reportages portant sur la controverse et les désaccords. Autrement dit, la nouvelle procédure de nomination a créé une série de « mauvaises nouvelles » pour le gouvernement.

Que doit-on faire maintenant? Tous les modes de nomination comporteront leurs lacunes, mais la décision du gouvernement conservateur de revenir à un processus exclusivement piloté par l’exécutif contribue peu à remédier au manque de transparence et de responsabilité de la procédure de nomination (des critiques formulées à plusieurs reprises dans la couverture médiatique étudiée ici et par le gouvernement lui-même). En fin de compte, l’analyse des médias ne peut répondre à la question de savoir de quelle façon il conviendrait de choisir les juges de la Cour suprême . Elle indique cependant que la manière dont le processus est présenté dans les médias a une influence sur ce que le public est susceptible d’apprendre sur les candidats, la participation des parlementaires et la Cour suprême. Comme dans le cas de toutes les institutions composées de membres non élus à une époque qui acclame de plus en plus les avantages de la démocratie directe, la manière dont les médias décrivent la Cour suprême et le mode de nomination de ses juges a une incidence sur ce que le public est susceptible d’en penser.

Notes

  1. Voir certaines de ces critiques dans Irwin Cotler, « Conservatives Are Turning Back the Clock on Appointments to Supreme Court », Toronto Star, 10 juin 2014; Adam M. Dodek, « Supreme Court Appointments: Fix the Process or Scrap It », The Globe and Mail, 22 janvier 2014; éditorial, « No Transparency in Côté Appointment », Winnipeg Free Press, 29 novembre 2014; Carissima Mathen, « Supreme Court Appointments: Still More Questions Than Answers », The Globe and Mail, 4 juin 2014; Patrick J. Monahan et Peter W. Hogg, « We Need an Open Parliamentary Review of Court Appointments », National Post, 24 avril 2004; Jacob Ziegel, « Jacob Ziegel: The Right Way to Pick Supreme Court Judges », National Post, 19 août 2011.
  2. Doris A. Graber, Mass Media and American Politics, Washington, DC : CQ Press, 2010.
  3. Voir Christopher P. Manfredi, Judicial power and the Charter: Canada and the Paradox of Liberal Constitutionalism, 2e éd., Don Mills : Oxford University Press, 2001; Donald R. Songer, The Transformation of the Supreme Court of Canada, Toronto : University of Toronto Press, 2008.
  4. Voir Erin Crandall, « Intergovernmental Relations and the Supreme Court of Canada: The Changing Place of the Provinces in Judicial Selection Reform », dans Nadia Verrelli (éd.), The Democratic Dilemma: Reforming Canada’s Supreme Court, Montréal : McGill-Queen’s University Press, 2013, p. 71-86; E. Preston Manning, « A “B” for Prof. Russell », Policy Options, 20 (3), 1999.
  5. Pour une discussion plus complète des réformes proposées par le Parti libéral à la procédure de nomination à la Cour suprême, voir Irwin Cotler, « The Supreme Court Appointment Process: Chronology, Context, and Reform », University of New Brunswick Law Journal, vol. 58, 2008, p. 131-146.
  6. Le premier comité consultatif, constitué par le gouvernement libéral de Paul Martin, comprenait des députés, ainsi que des membres de la collectivité juridique et du public. Les nouveaux comités consultatifs convoqués par les conservateurs étaient composés exclusivement de députés.
  7. Pour obtenir plus de renseignements à ce sujet, consulter : Adam M. Dodek, « Reforming the Supreme Court Appointment Process 2004-2014: A Ten Year Democratic Audit », Série de documents de travail, Faculté de droit, Université d’Ottawa, WP 2014-07, 2014
  8. Cotler, 2008.
  9. Irwin Cotler, « Marc Nadon’s Supreme Court Rejection was Unprecedented, but Foreseeable », National Post, 21 mars 2014; Sean Fine, « Committee Grilling new Supreme Court Judge Faces Severe Time Crunch », The Globe and Mail, 10 octobre 2013; Emmett Macfarlane, « The Supreme Court’s Remarkable Rejection of Marc Nadon », Maclean’s, 21 mars 2014 <http://www.macleans.ca/politics/the-supreme-courts-remarkable-rejection-of-marc-nadon/>.
  10. Toronto Star, « Harper government tosses aside openness at Supreme Court: Editorial », The Toronto Star, 1er décembre 2014.
  11. Une certaine couverture médiatique a aussi porté sur le risque que le processus d’audience puisse donner lieu à une « américanisation » de la politique judiciaire canadienne (par exemple, « Malgré les rumeurs qui ont couru au sujet de la supposée “américanisation” de notre système de justice, tous les parlementaires qui jouissaient de cette occasion historique auraient dû s’empresser d’en profiter. ») Comme les 211 articles comportaient seulement 29 mentions de l’américanisation, celle-ci ne figure pas dans l’analyse du contenu.
  12. Dodek, 2014, p. 50.
  13. Andrea Lawlor et Erin Crandall, « Questioning Judges with a Questionable Process: An Analysis of Committee Appearances by Canadian Supreme Court Candidates », Canadian Journal of Political Science, à paraître.
  14. Florian Sauvageau, David Schneiderman et David Taras, Last Word: Media Coverage of the Supreme Court of Canada, Vancouver: UBC Press, 2005, p. 224.
  15. Débats du Sénat, 2e session, 41e législature, vol. 149, no 101, 2 décembre 2004.

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Vol 38 no 4
2015






Dernière mise à jour : 2020-09-14