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Réforme électorale, gouvernement minoritaire et déficit démocratique : Retrait aux premiers ministres du droit de facto de déclencher des élections
Peter Aucoin; Lori Turnbull

Le texte qui suit est la version révisée d’une communication faite à la conférence 2004 du Groupe canadien d’étude des questions parlementaires, qui s’est tenue le 27 février à Ottawa sous le thème « La réforme électorale et ses conséquences sur le Parlement ».

Cinq gouvernements provinciaux sur dix — Nouveau-Brunswick, Île-du-Prince-Édouard, Québec, Ontario et Colombie-Britannique — songent à modifier la façon dont les suffrages exprimés aux élections provinciales sont convertis en sièges à l’assemblée législative. Au niveau fédéral, la Commission du droit du Canada a recommandé d’apporter certains changements au système électoral. Le présent article explique une des conséquences possibles d’une vaste réforme électorale — la fréquence accrue des gouvernements minoritaires ou des gouvernements de coalition — et souligne la nécessité de repenser certaines conventions traditionnelles canadiennes liées au gouvernement responsable, tout spécialement le droit de facto du premier ministre du Canada et des premiers ministres des provinces de dissoudre l’assemblée législative et de déclencher des élections quand bon leur semble, même après que leur gouvernement a perdu la confiance de l’assemblée. Les autres recommandent un nouveau protocole pour régir les pouvoirs respectifs des premiers ministres, du gouverneur général et des lieutenants-gouverneurs dans l’application du principe du gouvernement responsable.

La perspective d’élire plus souvent des gouvernements monopartites minoritaires (ou des gouvernements majoritaires de coalition, plus susceptibles de se transformer en gouvernements minoritaires monopartites que les gouvernements majoritaires monopartites) exige que l’on réexamine le droit de facto d’un premier ministre de déclencher des élections lorsque son gouvernement est défait sur une question de confiance à l’assemblée législative. En vertu de la Constitution, le premier ministre fédéral ou provincial ne fait que recommander à la Couronne (le gouverneur général ou le lieutenant-gouverneur) de dissoudre l’assemblée et, par conséquent, de tenir des élections. Aucun expert constitutionnel ne nie qu’au Canada, la Couronne possède le pouvoir résiduel de refuser la demande de dissolution du premier ministre. Pourtant, comme le veut la tradition au Canada, le premier ministre exerce un droit de facto de dissolution, même quand son gouvernement est défait à l’assemblée législative lors d’un vote sur une question de confiance. Ce droit fait l’objet d’une exception majeure, mais, même dans pareil cas, malheureusement, il reste un degré d’incertitude totalement insatisfaisant quant à la décision que devrait prendre la Couronne d’accorder ou de refuser la dissolution.

À l’heure où la plupart des gouvernements canadiens s’intéressent à ce qu’il est convenu d’appeler le « déficit démocratique »1, déficit qui est en partie attribuable à la concentration apparemment excessive des pouvoirs entre les mains du premier ministre, la question de la prérogative de celui-ci de déclencher des élections après la défaite de son gouvernement à l’assemblée législative ne figure pas encore à l’ordre du jour de la réforme démocratique qui est maintenant à la mode dans plusieurs instances gouvernementales. En fait, la solution proposée pour faire contrepoids au pouvoir apparemment excessif du premier ministre de tenir des élections, à savoir l’adoption de dates d’élections fixes par voie législative, est étonnamment muette sur cette question cruciale.

En Colombie-Britannique, première instance à avoir adopté des dates d’élections fixes par voie législative, la disposition visant à répondre à l’exigence du gouvernement responsable, c’est-à-dire la tenue d’élections par suite de la défaite du gouvernement sur une question de confiance à l’Assemblée législative, ne prévoit pas de protocole à ce sujet. Rien n’est dit sur le fait qu’il existe une solution de rechange à la tenue d’élections dans ces circonstances. Cette solution, évidemment, est un nouveau gouvernement ordonné par le gouverneur et formé, sans nouvelles élections, à partir du corps législatif existant. Dans ce cas, le premier ministre du gouvernement défait a déjà présenté sa démission au gouverneur, ce qui a mis fin au gouvernement, ou il le fera lorsque le nouveau gouvernement sera formé.

La tradition canadienne

Au Canada, les responsabilités du gouverneur général ou du lieutenant-gouverneur (ci-après appelé gouverneur) sont maintenant habituellement considérées comme des fonctions protocolaires. Les principes de la démocratie représentative, sans parler des préceptes de la démocratie participative, sont réputés avoir supplanté les pouvoirs discrétionnaires du gouverneur dans la conduite des affaires gouvernementales. Dans cette optique, on présume généralement que la demande de dissolution d’un premier ministre devrait presque toujours être accordée. En fait, il resterait maintenant une seule situation où il n’est pas certain que le gouverneur pourrait, voire devrait, autoriser la dissolution.

Cette situation se produit lorsque le gouvernement perd un vote à l’assemblée législative sur une question de confiance au cours de la période qui suit immédiatement des élections qu’il avait lui-même déclenchées. Il est alors admis que le gouverneur cherche à déterminer si un nouveau gouvernement peut être formé par le chef de l’opposition officielle sans que l’assemblée soit dissoute et que d’autres élections aient lieu. Malheureusement, on n’a jamais établi avec certitude la durée que doit avoir cette « période qui suit immédiatement les élections » avant que puisse être rétabli le droit du premier ministre à la dissolution.

L’autorité suprême du Canada en la matière, le sénateur Eugene Forsey, a défendu le droit et le pouvoir du gouverneur de refuser une demande de dissolution2. Dans certaines circonstances, a-t-il soutenu, l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire par le gouverneur est peut-être la seule mesure constitutionnelle qui fasse contrepoids aux pouvoirs du premier ministre. Autrement dit, il ne faut pas rejeter le pouvoir de refuser la dissolution en le déclarant illégitime ou inacceptable d’un point de vue démocratique. Le rôle essentiel de la Couronne dans un régime de gouvernement responsable est, au contraire, de protéger et de préserver la constitution du gouvernement responsable même.

Il faut signaler, toutefois, que les conventions canadiennes accordent au gouverneur un pouvoir discrétionnaire presque total en ce qui concerne l’octroi de la dissolution. L’ironie, voire le paradoxe, de la chose, c’est que le pouvoir discrétionnaire d’accorder la dissolution dans presque n’importe quelle circonstance a eu pour effet d’amoindrir la force du contrepoids que peut exercer le gouverneur à l’égard du premier ministre. La raison en est simple. Comme on s’attend à ce que les gouverneurs accordent la dissolution dans quasiment toutes les situations, un gouverneur qui la refuserait dans une circonstance autre que la seule exception décrite plus haut risquerait de politiser la question des pouvoirs de la Couronne. Pis encore, le refus d’accorder la dissolution même pour cette exception comporterait également un risque de politisation, étant donné que le gouverneur devrait définir la période requise avant que le premier ministre récupère le droit de dissolution, ce qui provoquerait inévitablement un débat politique. Le legs de l’affaire King-Byng de 1926 ne ferait que jeter de l’huile sur le feu.

La solution de la Nouvelle-Zélande

En Nouvelle-Zélande, à l’instar du Canada, le gouvernement responsable repose sur le principe essentiel que le gouverneur général suit l’avis du premier ministre ou du premier ministre et des ministres, pourvu qu’ils aient la confiance de la Chambre des représentants3. Si le gouvernement perd cette confiance, en Nouvelle-Zélande, le premier ministre recommande la démission du gouvernement au gouverneur général. En l’occurrence, le gouvernement général doit déterminer si un nouveau gouvernement peut être formé avec la confiance de la Chambre. Si tel est le cas, le gouvernement défait démissionne et le nouveau entre en fonction. S’il n’est pas possible de former un nouveau gouvernement, des élections sont déclenchées, et le gouvernement reste en place, mais seulement à titre transitoire. Le gouverneur général a alors pour responsabilité de voir où réside le soutien de la Chambre; il ne lui appartient pas de former le gouvernement ni de participer à des négociations pouvant mener à la formation d’un nouveau gouvernement.

La différence cruciale entre la tradition du Canada et celle de la Nouvelle-Zélande est que la convention néo-zélandaise oblige le premier ministre d’un gouvernement défait à donner sa démission, puis à attendre de voir si un nouveau gouvernement peut être formé avec les députés de l’assemblée législative. Bref, en Nouvelle-Zélande, le premier ministre n’a pas le droit de dissoudre la Chambre après avoir perdu sa confiance, même si le gouvernement est au pouvoir depuis un certain temps. Au Canada, en revanche, on présume qu’un premier ministre dont le gouvernement a été défait à l’assemblée législative a un droit de facto de dissolution, à moins de s’être vu accorder la dissolution dans un passé récent (qui, comme nous l’avons indiqué, correspond à une période indéfinie). Autrement dit, un gouvernement minoritaire qui a pu se maintenir pendant une période indéfinie a parfaitement le droit de dissoudre l’assemblée législative s’il est défait. Il n’a pas à s’inquiéter de la possibilité qu’un autre gouvernement soit formé à partir de la même assemblée.

La convention canadienne : un déficit démocratique de plus?

Étant donné la probabilité d’une réforme électorale dans un avenir rapproché et, par conséquent, de gouvernements minoritaires plus fréquents, les Canadiens devraient se demander si le premier ministre d’un gouvernement défait devrait avoir le droit de facto de dissoudre l’assemblée législative. Assurément, s’il est indiqué de débattre la question de dates d’élections fixes qui retireraient au premier ministre le droit de tenir des élections au moment où il le juge opportun dans le cas où son gouvernement majoritaire ou minoritaire jouit de la confiance de l’assemblée, il est encore plus pressant de le faire dans le cas d’un premier ministre dont le gouvernement n’a plus cette confiance. En étudiant cette question, il est nécessaire de se demander si le fait que la Couronne possède le pouvoir discrétionnaire indéfini d’accorder ou de refuser la dissolution est fondé dans une démocratie représentative.

À notre avis, la tradition canadienne est imparfaite sous trois aspects.

Premièrement, la convention canadienne n’est pas efficace pour contrer le risque d’une succession de dissolutions, qui se matérialiserait si le premier ministre d’un gouvernement défait à répétition cherchait continuellement à tenir des élections dans l’espoir de meilleurs résultats électoraux. (Dans le même ordre d’idées, la convention actuelle ne fait de toute évidence pas contrepoids au pouvoir du premier ministre de décider de la tenue d’élections uniquement à des fins partisanes.) La convention canadienne oblige le gouverneur à refuser la dissolution pour faire contrepoids au premier ministre s’il juge que la chose est indiquée. Il n’existe toutefois pas de règle ou de protocole établi que le gouverneur doit suivre ou qu’il peut brandir pour obliger un premier ministre à obtempérer. Par conséquent, la convention canadienne le force à exposer les motifs de son refus, ce qui l’entraîne dans le tourbillon de la partisanerie politique et engendre une situation politique souvent, sinon invariablement, embrouillée ou compliquée.

Deuxièmement, la convention canadienne ne restreint pas le pouvoir discrétionnaire du gouverneur d’accorder la dissolution. Le gouverneur peut autoriser la dissolution dans presque n’importe quelle circonstance, sans même avoir à exposer ses motifs. Cette absence de contrainte peut faire en sorte qu’une assemblée législative se voie refuser la chance de contribuer à la formation d’un nouveau gouvernement après avoir expressément retiré sa confiance au gouvernement en place.

Troisièmement, la convention canadienne est imparfaite en ce qui a trait aux pratiques politiques, parce qu’elle décourage les députés de l’opposition (et même les députés d’un petit parti présent dans un gouvernement de coalition) de défaire un gouvernement sur une question de confiance lorsque la majorité de l’assemblée législative préconise un changement de gouvernement mais qu’elle ne veut pas que des élections se tiennent uniquement pour décider du sort du gouvernement. Si on part du principe que la majorité des députés de l’assemblée législative peut avoir des raisons valables, sur le plan démocratique, de ne pas vouloir d’élections au cours d’une période donnée mais de vouloir un changement de gouvernement, la convention canadienne va à l’encontre du bon gouvernement.

(À l’inverse, on ne sert pas l’intérêt public si le premier ministre peut agiter la menace de la dissolution devant les partis de l’opposition ou même devant un ou plusieurs petits partis du gouvernement de coalition qu’il dirige pour empêcher un vote de censure. Il est exact, en principe, d’affirmer que ce pouvoir a un contrepoids, en ce sens que l’électorat peut tenir le premier ministre responsable. Mais le contrepoids en question, à savoir la défaite électorale du gouvernement, n’est pas une mesure appropriée. Elle implique que l’électorat dirige d’abord et avant tout son attention sur la responsabilité du premier ministre plutôt que sur la performance du gouvernement. On sert mal les intérêts du gouvernement démocratique responsable en forçant ainsi les choses.)

Changer la convention : proposition de protocole

La tenue d’élections à dates fixes comble le déficit démocratique qui touche la dissolution, nommément le pouvoir d’un premier ministre - dont le gouvernement jouit de la confiance de l’assemblée législative - de déterminer la date des élections d’après des considérations partisanes, avec tous les effets pervers que cela peut entraîner pour le bon gouvernement. Cette solution n’est pas sans poser ses propres problèmes, évidemment, mais ils sont plus faciles à régler que le pouvoir discrétionnaire non limitatif de déclencher des élections que détient le premier ministre. Il faudrait établir un nouveau protocole sur les étapes à suivre lorsqu’un gouvernement perd la confiance de l’assemblée législative, afin de compenser ce que des dates d’élections fixes ne peuvent pas faire, à savoir énoncer les responsabilités et les pouvoirs respectifs du premier ministre et du gouverneur.

Le modèle de la Nouvelle-Zélande offre une solution de rechange attrayante au modèle canadien : il exige que la possibilité de former un nouveau gouvernement au sein de l’assemblée législative existante soit prise en considération avant la dissolution de l’assemblée et le déclenchement d’élections. De la sorte, il évite non seulement que le premier ministre et le gouverneur se trouvent mêlés à un antagonisme politique, peut-être même à un débat public, sur l’interprétation correcte de ce qu’implique la constitution d’un gouvernement responsable en pareil cas, mais aussi que l’exercice, par le gouverneur, du pouvoir discrétionnaire d’accorder ou de refuser la dissolution soit attribué à des motifs partisans (compte tenu, entre autres, de la personne à qui il doit sa nomination en tant que gouverneur).

En résumé, le protocole de la Nouvelle-Zélande est le suivant :

1. Lorsqu’un gouvernement perd la confiance de l’assemblée législative, le premier ministre recommande au gouverneur général la démission du gouvernement.

2. Le gouverneur général détermine auprès des membres de l’opposition si un nouveau gouvernement qui a la confiance de la Chambre peut être formé.

3. Si un nouveau gouvernement peut être formé, le gouvernement défait démissionne et le nouveau gouvernement entre en fonction.

4. Si la formation d’un nouveau gouvernement n’est pas possible, des élections sont déclenchées, et le gouvernement en place reste en fonction pendant la période électorale, mais seulement à titre de gouvernement transitoire.

Nous proposons que les gouvernements canadiens adoptent le protocole de la Nouvelle-Zélande. Conjugué à des dates d’élections fixes, ce protocole permet une réforme démocratique qui respecte la structure constitutionnelle, les principes démocratiques du gouvernement responsable et l’obligation de faire contrepoids à la concentration excessive du pouvoir entre les mains du premier ministre.

Si l’adoption de dates d’élections fixes n’est pas retenue comme moyen de faire contrepoids au pouvoir d’un premier ministre dont le gouvernement jouit de la confiance de l’assemblée législative, nous proposons que la dissolution ne soit accordée à un premier ministre qui a cette confiance qu’après l’adoption d’une résolution à l’assemblée législative. Cette mesure ferait au moins contrepoids à un premier ministre qui dirige un gouvernement minoritaire. Dans ce contexte, pour que des élections soient déclenchées par un premier ministre, il faudrait au moins que l’opposition majoritaire adopte la résolution et accepte ainsi la responsabilité de la tenue d’élections. Si la résolution est rejetée, le gouvernement minoritaire devrait soit rester en fonction soit démissionner pour qu’un nouveau gouvernement puisse être formé.

Notes

1. Peter Aucoin et Lori Turnbull, « The democratic deficit: Paul Martin and parliamentary reform », Administration publique du Canada, vol. 46, no 4 (hiver 2003), p. 427-449.

2. Eugene Forsey, The Royal Power of Dissolution of Parliament in the British Commonwealth, Toronto, Oxford University Press, 1943.

3. Nouvelle-Zélande, Department of the Prime Minister and Cabinet, Cabinet Office, « Elections, Transitions and Government Formation », partie 4 du Cabinet Manual 2001, Wellington, Cabinet Office, 2001, p. 53-62.


Canadian Parliamentary Review Cover
Vol 27 no 2
2004






Dernière mise à jour : 2020-09-14